lundi 2 février 2009

Les plaintes du relieur V. Wynants contre D. Jouaust et sa Librairie des Bibliophiles (1879)


Page de titre d'une édition Jouaust, 1885.


L'artisan relieur n'est pas toujours le meilleur ami de l'éditeur, c'est ce que nous allons voir aujourd'hui.

A l'occasion de l'Exposition Universelle de Philadelphie de 1876 (1), dans son exposé relatif aux arts de la reliure et de l'édition, la délégation ouvrière libre de la corporation des relieurs, donne son avis sur toute une foule de maisons d'édition et de relieurs bien connus de l'époque. Ces critiques sont riches d'enseignements et nous pouvons, avec le recul de plus d'un siècle, nous faire une idée du bien fondé ou non des critiques émises.

Voici pour exemple ce qui est écrit à propos de la Maison D. Jouaust (2).

"(cette maison) annonce que tous ses ouvrages sont renfermés dans des cartonnages artistiques de Pierson, relieur à Paris. Il n'est pas dans notre cadre de nous occuper de typographie ; pourtant, vu les désagréments que nous procure cette façon de faire, nous croyons intéressant d'en parler, de la signaler, car les intéressés alors pourront y parer.

Les éditions Jouaust ont une grande réputation dans le monde bibliophile, c'est à dire parmi les amis du livre. Est-elle complètement justifiée ? Oui et non. Au point de vue du caractère, des lettres ornées, de la disposition typographique, de la correction du texte, de la valeur littéraire, du papier, des eaux-fortes, c'est possible ; mais pourquoi le tirage est-il si mal soigné qu'il est impossible, même en repliant partie de feuille par partie de feuille, de faire tomber les registres au vis-à-vis les uns des autres ? Je vais plus loin : en coupant même les fonds des cahiers, il y aurait impossibilité de faire tomber les registres les uns sur les autres.

Qui supporte cet inconvénient ? Le relieur ; c'est lui qui n'a pas apporté les soins voulus, c'est lui qui a mal fait le travail. L'ami du livre, le plus souvent, n'est pas toujours connaisseur : c'est un bibliomane ; la chose est mal faite, les marges pas d'équerre : c'est le relieur qui n'a pas replié. Il faudrait demander à M. Jouaust de faire soigner le tirage au point de vue du registre et de la retiration. La Société des Bibliophiles, qui se sert de ses presses, pourrait aussi lui demander, l'exiger même, car la question d'argent ne doit pas l'arrêter. De plus, pourquoi ses éditions maculent-elles si facilement ? Ses encres sont sans doute trop grasses, et rien ne prouve que, dans quelque vingt ans il arrive que les papiers ne soient jaunis par l'encre. Pourquoi aussi le brochage est-il si mal soigné ? Des éditions cotées au prix de celles-là pourraient être assez payées au brocheur pour exiger de lui un soin particulier dans le pliage, car le propriétaire du livre le coupe le plus souvent pour le lire.

Il y a encore une école d'amateurs qui croient qu'il vaut mieux lire le livre avant de le relier ; ils prétendent qu'il sera mieux relié s'il n'est pas dans son neuf ; des relieurs, je ne sais pas pourquoi, ont répandu cette opinion ; je dis je ne sais pas pourquoi, mais je me doute que cela a dû prendre du jour où, voulant remplacer la solidité que ne donne pas la nouvelle façon d'endosser, l'on a surchargé les dos de papiers qui gênent l'ouverture, car actuellement le plus grand nombre des volumes ne peuvent s'ouvrir qu'à la condition de casser le dos (je parle de ceux à dos brisés, qui maintenant usurpent ce nom). Allez donc bien replier un livre lorsqu'il a des faux plis et a été coupé ! Combien ont été perdus par le mauvais brochage, lorsqu'ils avaient la malchance de tomber dans les mains d'un relieur peu respectueux des marges !

En ce moment, il y a un bien grand engouement pour ce qui sort de ces presses ; il n'est pas complètement justifié. (...)"

L'auteur de ce texte poursuit en critiquant de la même manière les éditions Lemerre bien connues des amateurs, encore aujourd'hui. Il indique par ailleurs la Collection Liseux (3), imprimée chez Motteroz, et qui pour lui, serait la seule à donner tous les soins voulus à une belle et bonne édition, et qui donnera une certaine réputation à l'éditeur lorsque les amateurs demanderont au relieur d'en faire une reliure soignée.

Le texte de ce rapport passionnant est du relieur-doreur Victor Wynants (1831-1906). L'Exposition Universelle était organisée aux Etats-Unis, à Philadelphie, à l'occasion du centenaire de la déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique qui avait été signée dans cette même ville le 4 juillet 1776. Issu d'une dynastie de relieurs, Wynants fut ouvrier chez Hegel et Amand avant de s'établir à son compte vers 1880 et plus tard d'enseigner à l'Ecole Estienne de 1896 à 1903. Très engagé poliquement et pronant un "89 à nous" (une révolution comme 1789 dans le monde ouvrier des relieurs), il est de la même génération et de la même trempe semble-t-il qu'Eugène Varlin (1839-1871), ouvrier relieur, militant socialiste, membre de la Commune, et mort fusillé. Nous donnerons son portrait très bientôt.

Tout ceci donne un ton très particulier à ce rapport, corrosif et à la fois réaliste, une vision de l'autre côté du miroir, on apprécie... ou pas.

On peut par ailleurs être d'accord ou non sur ce qu'avance M. Wynants concernant les malfaçons des impressions de Jouaust. Pour ma part je trouve ces éditions fort bien imprimées, très harmonieuses et n'étant pas relieur et ne connaissant pas les subtilités techniques qui s'y rattachent, je ne trouve que peu de choses à redire à ces impressions qui pour la plupart donnent une impression de raffinement et de luxe. Les tirages sur grand papier notamment (papiers de Chine et Japon), sont particulièrement bien venus. Je suis toutefois d'accord sur l'emploi excessif qu'il a été fait par ses brocheurs de la colle forte pour solidifier des brochages mal aboutis. Combien de Jouaust brochés nous parviennent le dos cassé et friable. Mais évidemment ils ne sont pas les seuls. On note aussi quelques problèmes de papiers notamment dans l'emploi des vergé Van Gelder qui présentent quelquefois des ombres disgracieuses (le papier utilisé était-il fabriqué spécialement pour Jouaust ? Les prix étaient-ils tirés vers le bas pour baisser les coûts de production d'un volume ? Je ne sais pas. On note aussi une période moins glorieuses dans la vie de la Librairie des Bibliophiles de Jouaust, à la fin des années 1880 on voit apparaître des éditions "rééditées" des premiers volumes Jouaust, mais sur vilain papier qui a très mal vieilli, devenu le plus souvent jaune et cassant. On reconnait ces retirages non numérotés et plus vraiment "à petit nombre" au fait qu'il ne sont pas datés (ou rarement).

(1) Exposition Universelle de Philadelphie 1876 - Délégation ouvrière libre - Relieurs. Paris, se vend chez tous les libraires, 1879. 1 volume in-18 de 245 pages. Ce volume est assez rare.

(2) Jouaust (Damase), imprimeur-éditeur et écrivain né à Paris le 25 mai 1834, mort à Paris le 26 mars 1893. Fils d'un imprimeur, auquel il succéda en 1865, il donna une vive impulsion à son établissement, et se mit à publier, dans une forme agréable ou artistique, à l'usage des bibliophiles, diverses collections d'ouvrages empruntés à la littérature française ancienne et moderne, qui ont été très appréciées. Lui-même en pourvut un certain nombre de notes et d'introductions érudites. Il collabora aussi à plusieurs publications périodiques. il a cédé son fonds à la fin de 1891. (Source Imago Mundi : http://www.cosmovisions.com/Jouaust.htm)

(3) Isidore Liseux eut un temps une boutique dans le passage de Choiseul. Ses éditions étaient peu rentables et il s'était fortement endetté. Liseux est mort de misère, dans une mansarde de la rue Bonaparte et on a retrouvé neuf sous dans sa poche, ses papiers furent rachetés par un éditeur belge, Van Gombrugghe. (Source Livres Rares : http://www.textesrares.com/liseux/liseu.htm)

Bonne semaine,
Bertrand

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