mardi 31 mars 2009

Vous aimez les livres ? Mangez-les !



La passion a ses extrêmes. Le bibliophile, parvenu au stade de la bibliomanie la plus outrée, peut un jour de folie, en arriver là...

On savait déjà que les insectes et autres vermines rampantes sont des ennemis infatigables des vieux livres. On savait également que l'homme, par ses hautes capacités de destruction de tout ce qui l'entoure, peut être amené à entasser des livres sur une place publique pour réchauffer l'atmosphère. On savait aussi que certains pouvaient aimer les livres jusqu'à en mourir sous leur poids.

On dit aussi parfois : être "boulimique de lecture" ou "boulimique de livres"... de là à les manger... il n'y avait qu'un pas...

Et si Gabriel Peignot dans son excellent Dictionnaire raisonné de bibliologie se contente de noter à l'entrée BIBLIOPHAGE : signifie celui qui mange les livres. Cela manque tout de même un peu de développement.

Uzanne quant à lui, n'est guère plus dissert. On lit dans son Dictionnaire Bibliophilosophique : Bibliophage : Mangeur de livres, au propre et au figuré. Le rat est un bibliophage.

L'enfant en bas âge peut également être un fervent bibliophage (j'ai connu cette joyeuse période des livres dévorés agrémentés d'un coulis de bave... mais que ne ferait-on pas pour le sourire d'un enfant ? Eloigner les incunables et autres livres illustrés du XVIe siècle semble malgré tout une sage décision lorsqu'on est entouré de ces petites bêtes mangeuses de livres...

Rouveyre dans sa compilation d'écrits sur les connaissances nécessaires à un bibliophile donne cette définition, plus figurée : Bibliophage - Synonyme de mangeur de livres ; ou bien le lecteur avide et insatiable qui lit tout, à tort et à travers ; ou l'amateur sans dicernement qui entasse livres sur livres, sans aucun choix.

On retombe vite sur la définition du fol bibliomane.

Non, ce n'est pas cela. Ce que je cherchais c'est un cas de folie furieuse, dévastatrice et sans mesure, d'un homme, d'une femme... qui avait mangé ses livres... aus sens propre.

Je n'ai malheureusement pas trouvé de cas de "mangeurs de livres" adultes et consentants, consignés dans les annales de l'histoire bibliomaniaque. Et vous ? Faites-nous partager vos connaissances sur le sujet, qui outre le mérite de faire rire, permettra peut-être à certain d'avaler leur chapeau bibliophilique.

Ah si ! Dernière chose. J'ai trouvé mention d'un certain Pierre le Mangeur, ou Petrus Comestor ou Manducator.

Pierre le Mangeur était ainsi surnommé en raison de son appétit pour la lecture. Théologien français (Troyes vers 1100 - Paris, vers 1179). Chanoine et chancelier de Paris en 1164. Il a laissé un manuel d'histoire religieuse, Histoire scolastique, qui connut un grand succès.

Sa fureur de lire lui aura donné son nom pour la postérité !

Il y a toujours ce petit démon qui se promène autour de nous pour nous dire d'amasser et d'exhiber nos beaux livres.

Mangeons-le !

PS : Bien évidemment, les plus gourmands auront compris que le menu de ce billet est à dévorer au quinzième degré.

Bonne journée,
Bertrand

lundi 30 mars 2009

Petit instantané de la bibliophilie en 1844, ou de l'utilité des catalogues et de la bibliographie.


Dernier arrivé sur mes rayons...
Dictionnaire bibliographique choisi du quinzième siècle etc.
Par M. de La Serna, Santander. 3 volumes in-8, 1805-1807.
Un sympathique catalogue des incunables les plus remarquables,
précédé d'une belle étude sur les premières productions typographiques en France, Italie, Allemagne, Suisse, etc.
Très bel exemplaire en reliure de l'époque.


Je me dis souvent, que si demain je devais arrêter de collectionner les livres anciens, je continuerais à collectionner les catalogues de livres rares et précieux... pour apprendre... encore et encore... car ceci, pour être accessible sans grands moyens, n'en est pas moins un plaisir sans fin. Et pour poursuivre cette réflexion, je vous propose ceci.


Extrait à l'usage des bibliophiles et aultres bibliomanes cataloguophiles...


"Malgré le grand nombre de bibliothèques que l'on a vu se former et se détruire successivement en France depuis quelques années, la Bibliophilie, au lieu de se ralentir, semble au contraire s'être accrue de jour en jour. Le goût pour les catalogues que l'on publie au moment des ventes s'augmente sensiblement, et l'empressement des curieux à recueillir ces ouvrages éphémères paraît leur assurer un mérite d'autant plus réel qu'il est varié dans chacun d'eux. En effet, outre les connaissances bibliographiques que l'on acquiert en les lisant ils présentent encore un tableau fidèle du goût général de chaque siècle pour les sciences, de celui de chaque nation et des littérateurs qu'elle a produits. Nous y trouvons l'indication d'ouvrages anciens ou récents imprimés chez les peuples voisins ; et ils y rencontrent eux-mêmes des notices sur les ouvrages imprimés en France, notices que les journaux ne sauraient leur donner, et qu'ils chercheraient vainement ailleurs. Nous regardons comme superflu d'entrer dans de nouveaux détails sur l'utilité dont les catalogues sont pour les lettres et les arts ; elle est actuellement reconnue, et personne ne doute qu'ils ne soient ; des fastes publics où est consignée l'existence des livres les plus rares et des monuments les plus précieux de la littérature de tous les temps et de tous les pays. L'utilité de ce genre d'ouvrages a excité le zèle d'un dès princes exilés, qui cherche des consolations dans l'étude de l'histoire. M. le duc d'Aumale, bibliophile, le Manuel de l'amateur de livres lui devenait indispensable, Aussi l'ex-reine des Français, Marie-Amélie, lui a-t-elle donné pour étrennes, cet ouvrage splendidement relié en maroquin."

Extrait du Bulletin du Bibliophile pour l'année 1849, pp. 306-308. Dans la rubrique des Nouvelles.

PS : J'ai la chance d'être à la campagne... et deux granges de plusieurs centaines de mètres carrés servent à entreposer mes orgies cataloguesques...

Bonne semaine,
Bertrand

dimanche 29 mars 2009

Un ex libris peint ? Un bibliophile italien ?


Message in extremis encore une fois, pour ne pas rater le message quotidien que je vous ai promis, ce soir je soumets à la sagacité des lecteurs du Bibliomane moderne l'identification de l'ex libris ci-dessous.


Il est peint directement en couleurs et or sur la doublure de veau brun d'un volume in-folio. Il mesure 111 x 73 mm. On peut lire en haut "EX LIBRIS" et en bas "ERNESTI PAGNOSI // MEDIOLANENSIS" ... la lecture est approximative en ce qui concerne le nom déchiffré ??! Si vous avez une autre lecture... n'hésitez pas à envoyer votre lecture de cet ex libris en commentaire.

Quoi qu'il en soit, il s'agit d'un ex libris "Mediolanensis" c'est à dire d'un amateur de Milan en Italie. La reliure étant moderne et de très belle facture, l'amateur qui a fait peindre de la sorte son ex libris est un de nos contemporains ou peu s'en faut.

C'est la première fois que je rencontre un tel ex libris peint en couleurs et or (recouvert d'une couche de vernis) et ce, à même le cuir de la doublure. Et vous ? Connaissez-vous d'autres exemples ? Vous pouvez envoyer vos photos à bertrand.bibliomane@gmail.com

Nos amis de l'AFCEL (Association Française pour la Connaissance de l'Ex Libris) sauront très certainement nous en dire plus, notamment les amis italiens.

Bonne nuit,
Bertrand

samedi 28 mars 2009

L'arrivée de l'art typographique à Milan (Italie). Note de lecture.


Une page d'un incunable milanais.
Albertus Magnus. Mariale. Milan: Uldericus Scinzenzeler, 17 Apr. 1488. 1 v. GW682. Typ.2:62/63G


Je me suis toujours intéressé aux balbutiements de l'art de l'imprimerie dans les différentes villes de l'Europe ou du monde en général, je suis tombé sur ce passage concernant l'arrivée de l'imprimerie à Milan, en Italie, je vous laisse lire :

"Joseph Ant. Sassi a donné une Histoire de l'Art de l'Imprimerie dans le Milanais ; elle a paru séparément, et elle se trouve aussi en tête de la Bibliotheca Mediolanensis d'Argelati. Elle contient sur l'origine de l'imprimerie plusieurs erreurs. Il soutient que le premier livre imprimé à Milan a été le recueil intitulé Historiae Augusta scriptores, donné par Philippe de Lavagna, en 1465, et la première édition de cet ouvrage est de 1475 - Il ne faut pourtant pas ravir à Philippe de Lavagna d'avoir été le premier introducteur et créateur, primus lator et inventor, comme il le dit lui-même, de l'imprimerie à Milan ; mais son premier livre est le Miracoli della gloriosa Maria, 1469 , in-4°. Voir Laserna-santander , Dict. Bibliographique. C'est à Milan qu'a paru le premier ouvrage imprimé entièrement en grec, la Grammaire de Lascaris, en 1475 , par les soins de Dionisio Paravicino. Cet art y a toujours été encouragé, et la belle édition du Leonardo da Vinci, de M. Bossi, prouve que cet art y prospère encore."

Ce court passage en note de bas de page est extrait de l'ouvrage "Voyage dans le Milanais", par Aubin Louis Millin. Tome I, édition de 1817, page 265-266.

Bien évidemment, si un lecteur milanais veut nous en dire plus sur la naissance de l'art typographique dans sa belle province, les colonnes du Bibliomane moderne lui sont largement ouvertes.

Bonne soirée,
Bertrand

vendredi 27 mars 2009

Les dessous d'une vente de livres (1881). Réponse.



Si vous n'avez pas encore lu l'article de Xavier concernant les dessous d'une vente de livres en 1881, je vous invite à le faire en suivant le lien ICI.

Réponse à la question posée en fin de billet :

Il s'agissait de la vente de E. Quentin-Bauchart, dont un ouvrage a été fait sous le titre : Mes Livres, Paris, 1881, 200 exemplaires.

C'est l'édition la plus complète. Ad. Labitte y a fait figurer le catalogue des livres de Quentin-Bauchart, vendus à Drouot le 14 février 1881, et il a ajouté quelques articles importants, cédés pour la plupart au baron James de Rothschild.

Voir également l'article du 22/09/2008 : http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/09/ernest-quentin-bauchart-bibliophile.html

Bonne journée,
Bertrand

mercredi 25 mars 2009

Les dessous d'une vente de livres (1881).


Une vente qui fut faite le 14 février 1881, par le ministère de Me Delestre, assisté du grave Potier (1) et de l'honnête Labitte.


Annoncée dans une préface très courte, mais excitante, elle piqua vivement la curiosité et mit en rumeur le Tout-Paris bibliophile. Le collectionneur, qui se dissimulait derrière de simples initiales, n'était d'ailleurs qu'à demi masqué, et son nom fut bientôt dans toutes les bouches.

Des acquisitions retentissantes, un bonheur persistant dans la recherche du livre, une ardeur peut-être un peu trop communicative, avaient créé autour de lui, sans qu'il s'en doutât, un état d'esprit qui se révéla brusquement, quand on apprit qu'il s'adressait au public.

La boutique d'un libraire connu devint le centre d'une conspiration tramée dans le mystère et, la veille de la vente, le passant qui se serait attardé à regarder à travers les vitres, aurait cru assister au quatrième acte de Huguenots....sans les poignards...

Il est cinq heure du soir, et le cénacle est au grand complet :

Saint-Bris : Ne trouvez-vous pas que la vente de ce pauvre X*** est bien malade ? Pour ma part, je ne vois pas un livre qui me convienne, je n'achèterai rien.

Le chœur, avec ensemble : Nous non plus !...

Un conjuré : En définitive, qu'y a-t-il dans ce catalogue ? le Dorat est mal relié, le Boccace, mauvais d'épreuves...

De toute part : Ignoble !

Une voix, tarasconnant à la cantonade : C'est de la drouille (2)

Le conjuré, contribuant : Le Plutarque ressemble à un bréviaire, le Villon ne vaut rien, et le fameux Daphnis, dont P*** n'a pas voulu pour quinze cents francs, a été payé dix fois ce qu'il vaut...

Nevers, se levant et prenant un air indigné : Allons donc, il est superbe !...Seulement, il y a mille francs de graisse de trop... (3)

Tous se tordent....

Tavannes : Voyons, Messieurs, un peu plus de charité : X*** est mon ami ; je souhaite qu'il réussisse, mais s'il attrape la forte veste je m'en lave les mains, car je l'ai bien averti, et...

Le chœur, interrompant : ... et il ne l'aura pas volée !

Le lendemain, à deux heures, tout le monde était au rendez-vous.

On commença par la partie bibliographique, simple remplissage destiné à laisser au public le temps d'arriver. Le groupe de privilégiés qui entoure la chaire de Me Delestre est manifestement hostile, et le bon Labitte, qui flaire la cabale, est ému. Mais, tout à coup la salle s'échauffe, les enchères font des bonds énormes, éclatent et s'entrecroisent comme les fusées d'un feu d'artifice, et, quand le marteau du commissaire-priseur s'abat pour la dernière fois, les quarante-sept numéros du catalogue ont produit le chiffre de cent cinq mille trois cent six francs, soit, pour chacun d'eux une moyenne de 2 250 francs. Le Thrésor de la cité des Dames avait été payé 4 800 francs ; le Catulle, de de Thou 4 000 ; le Villon 7 000 ; un exemplaire des Contes de La Fontaine des fermiers généraux, relié par Derome, disputé jusqu'à la folie, montait à 6 050 francs ; les Baisers et les Fables de Dorat à 8 200 ; la Manon Lescaut, de Didot, à 4 450 ; le Boccace, si décrié, dépassait 5 000 ; le Plutarque, vendu mille francs chez Radziwill, sautait à 5 400 ; enfin le fameux Daphnis, à la reliure du Régent, était adjugé sans effort au prix de 17 500 francs, sans les frais !

Cette vacation, si vigoureusement menée, n'avait duré qu'une heure et demie.

"Splendide, la vente d'hier," s'écriait l'Indépendant :

"Dans une vacation de moins de deux heures, le total a monté rapidement à la faible somme de 105 306 francs !". "Il n'est peut-être pas une vente dans ce siècle, où des prix pareils aient été atteints !" écrivait le chroniqueur du journal la France."

Nous ne citerons pas les bouquins adjugés au-dessous de 4 000 francs, "disait dédaigneusement le Gil Blas, après avoir fait l'énumération des principales enchères...

Mais ces livres si chèrement acquis, où étaient-ils passés ? On n'avait vu adjuger qu'à certains libraires.

L'expert, à lui seul, avait un bordereau de plus de 50 000 francs !

"La vente est fictive, dirent les conjurés ahuris ; l'entente avec les libraires est manifeste ; tout est rentré dans le ventre de la baleine !" (4)

On sut bientôt à quoi s'en tenir. M. Eugène Dutuit, le grand collectionneur rouennais, le baron de Lacarelle, le comte de Mosbourg, M.Édouard Bocher, M.Arbaud d'Aix-en-Provence, M.Delbergue-Cormont, M.Rolle, un bibliophile dilettante, à qui il avait suffi de venir et de voir, pour vaincre comme César, avaient enlevé de haute lutte les gros morceaux ; Morgand et Fontaine (5) s'étaient emparés du reste, à leurs risques et périls, et n'eurent pas à s'en repentir.

"On appelle cela aimer les livres, dit Saint-Bris, ce n'est plus de l'amour, c'est de la luxure !"


in Ernest-Quentin Bauchart, A travers les livres. Souvenirs d'outre-tombe

Maintenant que vous avez lu cet article, de quelle vente s'agit-il ?

Je vous donne rendez-vous ici même dans quelques jours pour vous apporter la solution, si personne ne l'a trouvée.

Il y a des indices sérieux dans ce billet, ainsi que dans d'autres de mes interventions sur notre blog...

Et puis, c'est un bon moyen d'ouvrir vos bibliographies, ah, oui encore une chose, il n'y a rien à gagner si ce n'est notre estime.

Amitiés Bibliographiques
Xavier

(1) Potier, dont le nom figure au catalogue à côté de celui de Labitte, mourut quelques jours avant la vente.
http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/10/le-grand-libraire-antoine-laurent.html

(2) Historique.

(3) La phrase est extraite de l'article suivant, publié par J.Clarétie dans le journal Le Temps, du 14 novembre 1884...."En revanche, que d'amateurs généreux, hardis et artistes par exemple M.Q.B (Quentin-Bauchart) qui osa payer le Daphnis et Chloé du Régent 13 000 francs !
"Lorsqu'il apporta le volume chez Rouquette, passage Choiseul, tous les bibliophiles assemblés s'exclamèrent. C'était merveilleux, adorable, admirable !
"Un seul, apercevant une petite tache sur cet admirable volume, dit doucement : "Il est superbe ! Seulement il y a 1 000 francs de graisse de trop !
"Le seulement de M.Bassecour se retrouve constamment sur les lèvres des collectionneurs. On ne collectionnerait rien si l'on n'était pas un peu jaloux des collections d'autrui"

(4) Expression de haut goût qui veut dire que le propriétaire des livres a fait racheter pour son propre compte.

(5) Histoire de la librairie Fontaine : http://www.librairiesfontaine.com/index.php?page=historique&pg=1

mardi 24 mars 2009

Les bibliophiles en temps de révolution (1848).



Barricade rue Soufflot, Horace Vernet.


Retrouvé par hasard dans les limbes de la littérature bibliophile post-1848, voici un texte très intéressant, que je laisse à votre entière appréciation. Il est extrait du Bulletin du bibliophile, p. 104-106. Année 1849. Il a été écrit par le baron Ernouf (1).


"La révolution de février n'a pas seulement ébranlé le monde politique. Les arts et la littérature ont eu leur bonne part de la secousse, les esprits d'élite ont été impitoyablement atteints dans leurs jouissances les plus pures et les plus exquises ; et sous ce rapport les bibliophiles se trouvent peut-être plus maltraités que d'autres. La nouvelle république Françoise a pu du moins essayer de faire vivre ou de consoler les artistes ; elle a même mis tout d'abord une louable ardeur à se faire chanter sur tous les tons, peindre, sculpter, ciseler, graver sous toutes les formes, même les moins séduisantes. L'avènement même de la république cramoisie offrirait encore aux arts d'agréables perspectives ; nous aurions en quelque groupe des socialistes, renouvelé des lutteurs de l'antiquité ; nous aurions en tableaux ou en bas-reliefs M. P. Leroux à un banquet, un sergent quelconque à la tribune, etc.

Mais les pauvres bibliophiles sont bien autrement à plaindre. Quelle compensation peuvent-ils attendre du nouvel ordre de choses, pour leurs existences bouleversées, pour le trouble profond porté dans la partie la plus intime et la meilleure de leur vie ? Sera-ce le plaisir d'enrichir leurs tablettes, de la collection des fameux bulletins et des publications socialistes ? Ils sont trop profondément dépravés ou abrutis par la civilisation et l'étude, pour ne pas rejeter avec dégoût ces belles choses, les malheureux !

Cette nouvelle situation politique, si prodigue de douceurs pour toutes les classes de la société, n'a valu jusqu'ici qu'amertume et dégoûts à nos bibliophiles. Dans les premiers mois surtout qui ont suivi la révolution de février, la crainte assez fondée d'une invasion complète de la barbarie, a contraint plusieurs de nos confrères aux plus douloureux sacrifices. Ils ont dû céder à la cruelle appréhension de voir démonétiser soudain, par la force brutale des événements, ces trésors réunis à grands frais et conservés longtemps avec tant d'amour. Qu'auraient valu ces perles jetées devant les commissaires extraordinaires, si nous avions dû jouir plus longtemps des douceurs du régime démocratique et social ?

C'est ainsi que plus d'une collection précieuse a été morcelée au profit surtout de nos voisins d'outre-mer. Pour suffire aux patriotiques exigences des quarante-cinq centimes, plus d'un amateur a dû se hâter en gémissant de dégarnir ses plus précieuses tablettes : se hâter, de peur que de nouvelles catastrophes ne vinssent enlever à ces livres chéris la valeur qui leur restait encore ; de peur qu'un peu plus tard ces richesses ne fussent plus une bonne fortune pour personne !

Grâce à Dieu, ces tristes prévisions ne se réalisent pas. L'amour des livres, pareil aux autres passions ; a des racines trop profondes dans le cœur de ses adeptes pour être emporté par le souffle révolutionnaire. Il se nourrit, des privations même et des sacrifices que lui impose le malheur des temps ; loin de se flétrir, il reverdit sous l'orage. Ces agitations fiévreuses et stériles de notre époque, loin d'arracher nos bibliophiles à leurs études, à leurs goûts littéraires et paisibles prêtent à ces goût, à ces études, un attrait tout nouveau. Rebutés des tristes réalités du présent ; les esprits d'élite en éprouvent une jouissance vive à s'égarer loin, bien loin dans ce passé, dont leurs yeux savent percer les mystérieuses profondeurs et retrouver les richesses inconnues, heureux d'échapper pour quelques instants à la faveur de cette obscurité tutélaire des âges écoulés, au spectacle des incendies qui éclairent de toutes parts notre horizon !

Qu'on n'aille pas toutefois, pour cette affection raisonnée du présent, nous taxer d'égoïsme et d'indifférenoe aux destinées de notre pays ! Croyez-le bien, nul ne suit d'un œil plus inquiet et plus clairvoyant que nous les progrès du vandalisme des niveleurs, nul ne craint plus que nous la décadence de notre belle patrie, et, ne fera de plus énergiques efforts pour la soustraire au sort dont la menacent les prétendus apôtres du progrès. Loin de désespérer du salut de la France et de la société, nous puisons même dans nos études de prédilection des motifs spéciaux de confiance et d'espoir. Ainsi ne voyons-nous pas, au XVIe et au XVIIe siècle, après les saturnales révolutionnaires de la Ligue et de la Fronde, les principes d'ordre prévaloir enfin dans ces luttes acharnées, et donner à la France de longues années de prospérité et de gloire. Ces temps malheureux n'ont-ils pas eu leurs démagogues, leurs pamphlets incendiaires ? Ne chantait-on pas du temps de la Ligue :

Reprenons nos danses,
Allons, c'est assez
Allons, Jean du Mayne,
Les rois sont passez.

Pareille au phénix, la France sortit plus vivace de ces grands embrasements ; les écrits des ligueurs et plus tard les mazarinades qui servaient d'aliment aux émotions d'une foule avide d'agitations et de scandales, tombèrent enfin dans l'oubli, et passant à l'état de curiosités bibliographiques, ont trouvé sur nos tablettes un dernier asile. Qui sait si la même destinée n'est pas réservée à MM. nos socialistes, s'ils ne travaillent pas, sans s'en douter, pour les bibliophiles futurs qui feront à leur tour collection des mazarinades du XIXe siècle contre la famille et la propriété ?

Gardons-nous donc de laisser éteindre le feu sacré, ô bibliophiles ! Que la triste contagion de l'indifférence et du découragement respecte du moins notre modeste phalange. Rappelons-nous que nous sommes les anneaux d'une chaîne qui ne finira sans doute qu'avec la civilisation elle-même ; qu'à vrai dire nous représentons presque seuls la postérité pour tant de nobles esprits ignorés du vulgaire, et que notre souvenir fidèle défend contre un injuste onbli. Enfin, soyons fiers de ces études, de ces recherches quelquefois futiles en apparence, mais qui souvent éclairent pour nous l'avenir par le passé, et nous apprennent à ne pas désespérer de la France !

A. Ernouf, Bibliophile."


(1) Alfred-Auguste Ernouf, né à Paris le 21 septembre 1817 et mort le 11 février 1889, est un historien et écrivain français. Je ne sais pas si ce baron Ernouf était parent avec ce Jean Ernouf de la fin du XVIIIe siècle, mais ce serait assez drôle. Jean Auguste Ernouf, né le 29 août 1753 à Alençon et mort en 1827 à Paris, est un militaire français. Ernouf reçut une éducation distinguée et embrassa avec ardeur la carrière des armes. Jean Ernouf s’engage comme simple soldat dans l’armée révolutionnaire au début de la Révolution française qui, ayant aboli les privilèges, lui permet de monter très rapidement en grade. Je laisse les généalogistes-bibliophiles faire le lien.

Bonne journée,
Bertrand

lundi 23 mars 2009

Interrogation : connait-on des écrits sur l'invention diabolique de l'imprimerie ?



Le Diable imprimeur, eau-forte de 1878.
NYPL (New York Public Library), Digital Gallery.

Buhot, Félix Hilaire, 1847-1898

Mon message du jour se résumera à une interrogation qui m'est venue suite aux billets concernant Olivier Maillard à la fin du XVe siècle qui condamnait au feu les imprimeurs pour leurs livres luxurieux...

Ma question est simple mais je n'y pas trouvé de réponse à cette heure.

Existe-t-il des auteurs, à la naissance de l'imprimerie en Europe (Allemagne, France, Italie, Espagne, etc.), pour avoir dit de cette invention qu'elle était pernicieuse et diabolique et que cette invention, l'imprimerie, devait être regardée comme l'œuvre du démon ??

Je laisse les lecteurs du Bibliomane moderne chercher dans les sources, nous y reviendrons bientôt.

N'hésitez pas à laisser vos découvertes sur le sujet en commentaire. Vous pouvez également me les envoyer à l'adresse :

bertrand.bibliomane@gmail.com

Bonne semaine,
Bertrand

dimanche 22 mars 2009

Fiche libraire : BOCCACE des nobles malheureux (1494).


On s'interrogeait dernièrement à propos de ce qu'avait bien pu lire le prédicateur Olivier Maillard (et ici) en l'année 1494 pour en arriver à vouloir jeter les imprimeurs au feu pour leurs productions impies et luxurieuses...

J'avoue que la question m'a trottiné dans l'esprit ces dernières heures et que c'est le hasard qui m'a mis en face d'une notice de libraire qui, je pense, peut correspondre à un tel ouvrage.

Il s'agit du BOCCACE des nobles malheureux. Imprimé nouvellement à Paris etc.
C'est une des plus belles productions d'Antoine Vérard... en 1494 justement.

Voici le commentaire de la fiche du libraire que je reprends.


"L'un des plus beaux incunables publiés par Antoine Vérard, magnifique impression gothique, ornée de 10 grandes estampes gravées, d'une qualité remarquable. C'est la première édition publiée par Vérard, de cette traduction de Boccace par Laurent de Premierfaict, et le premier tirage de ces belles gravures souvent reproduites. Une seconde édition, déjà rare et recherchée, a été donnée par Vérard en 1503, avec les mêmes figures (Rahir, II, 418)."

L'exemplaire proposé par ce libraire était relié en maroquin noir du milieu du XIXe siècle par Belz-Niédrée.

Je vous laisse admirer une des illustrations qui est reproduite dans le catalogue du libraire (Librairie L., n°23, 1961, catalogue 54).


On comprend qu'Olivier Maillard a pu être choqué, en 1494, en voyant de telles impiétés...

Je n'ai trouvé aucun exemplaire de ce livre à vendre actuellement sur le marché.

Bon dimanche,
Bertrand

samedi 21 mars 2009

La bibliothèque d'une danseuse.


Elle a le teint blanc, nacré, avec des roses, les cheveux noirs et bien plantés, les yeux petits, entourés d'ombre, mais fendus comme il le faut, et pleins à la fois de feux et de langueur, les cils longs et frisés, les sourcils d'une pureté de dessin admirable, le nez droit, les narines ouvertes et mobiles à la moindre impression de plaisir ou de colère, la bouche un peu grande et relevée dans les coins, les dents légèrement carrées, mais éblouissantes et semblables à une rangée de perles dans un écrin de velours rose.


Voilà son portrait :

Vous me direz qu'avec des yeux comme ceux-là, une bouche comme celle-là, et toutes les jolies choses que j'ai décrites, on ne perd pas son temps à chercher des livres : c'est absolument mon avis. Ce fut, aussi, celui de Mlle Le Duc, car c'est d'elle qu'il s'agit, et croyez bien que si elle en eut, ce ne fut pas pour les lire ; mais parce que la marquise de Pompadour, alors toute-puissante, venait de les mettre à la mode, et que, devenue grande dame à son tour, elle trouva qu'il était de bon ton d'en avoir.

Mlle Le Duc, montrait un goût prononcé pour la danse et la mimique, son père l'a mit entre les mains du maître des ballets de l'Opéra, nous étions alors en 1732 ou 1733, peu de temps après, le duc d'Épernon, en fit un moment sa maîtresse, il lui ouvrit les portes de l'Opéra, où il avait un grand crédit, son aïeul en ayant eu jadis la direction.

Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, arrière-petit fils du grand Condé, la remarqua, et l'enleva de force, il lui fit quitter la scène en 1742.

Mlle Le Duc, honoré des faveurs d'un prince de sang royal, devient alors la marquise de Tourvoie.

Douée, comme je l'ai dit, de toutes sortes de qualités et de défauts qui valent mieux que des qualités, elle prend sur son amant une influence qui croît de jour en jour et que la naissance d'une fille augmente encore, le flatte dans ses goûts de gentilhomme à rabat, se prête à ses fantaisies littéraires, joue à la femme sérieuse et, pour mieux soutenir son rôle, s'entoure de livres où les traités de piété et de morale occupent en grand nombre et ostensiblement la première place.

Ces livres reliés avec un luxe que leur contenu ne comporte guère, et qui rappelle un peu trop le boudoir de la danseuse, sont, néanmoins, d'une rare élégance.

Ils sortent, pour le plus grand nombre, des ateliers de Derome et portent au milieu de la dentelle dite à l'oiseau, des armes parlantes : une tour soutenue d'une terrasse ou d'une fasce abaissée (Tourvoie).

M. de Clermont



Château de Berny


Le catalogue manuscrit de cette bibliothèque, dont M.Jules Cousin a donné dans sont très intéressant travail sur le comte de Clermont, une analyse détaillée, a été dressé par le libraire Prault fils aîné en 1757, et se trouve à l'Arsenal (862, Hist.Fr.)

De format petit in-4, il est recouvert de maroquin rouge avec bordure et riches dentelles à petits fers, encadrant, aux quatre angles des plats, l'écusson de fraîche date de la nouvelle marquise, et contient 919 numéros.

La théologie, la morale, la philosophie, les beaux-arts, la poésie, le théâtre et l'histoire y sont représentés par plus de 600 articles, où je relève dix volumes de liturgie, les sermons, les instructions et les pensées de Bourdaloue, les Provinciales, les œuvres spirituelles de Fénelon, les Réflexions sur la Miséricorde de Dieu, par Mlle de La Vallière, les œuvres de Bossuet, les Leçons de morales de Moreau, la Morale des princes, les livres de Cicéron : de la Vieillesse et de l'Amitié, les œuvres de Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucault, Fontenelle et Saint-Evremond, l'Origine de l'inégalité parmi les hommes de J.-J. Rousseau, les œuvres d'Horace, de Virgile et d'Ovide, l Roman de la Rose, Martial d'Auvergne, illo, Marot, Coquillart, Racan, Regnier, La Fontaine, Grécourt, J.-B.Rousseau, Gresset, et la plupart des poètes italiens, anglais et allemands ; les œuvres de Corneille, Molière, Racine, Quinault, Montfleury, Poisson, Pradon, Regnard, Palaprat, Brueys, Boursault, Baron, Dancourt, Lesage, Campiston, Destouches, Marivaux, Crébillon, Favart, etc., etc. Les sept premiers volumes de la grande encyclopédie, un grand nombre de voyages des quatres partiesdu monde, un bon choix de livres d'histoire, au milieu desquels se détache une édition gothique de la Mer des Histoires, datée de 1506, le seul livre précieux de cette collection, les Vies des hommes illustres de Plutarque, les dictionnaires de Moreri et de Bayle, et dissimulées derrière cette gallerie un peu austère, les plus piquantes productions de cette époque galante : Thémidore, Tanzaï et Néadarné, le Sopha, Acajou et Zirphile, réunis aux plus célèbres du siècle précédent.

Il n'en fallait pas plus pour faire étalage de savoir et de vertu et capter M. de Clermont qui, toujours sous le charme, finit par épouser secrètement sa maîtresse.

Voici, donc, Mlle Le Duc arrivée à ses fins, mais je crois qu'elle n'eut pas toujours lieu de s'en réjouir, car il eût été difficile de trouver un personnage plus ennuyeux, plus infatué de sa personne et plus ridiculement autoritaire que M. de Clermont.

Elle se consola en le trompant et en arrachant à sa vanité le plus d'argent qu'elle pût, c'est-à-dire en gaspillant les trois cent mille livres qu'il tirait de ses bénéfices ecclésiastiques.

"Mlle Le Duc, a paru au bois de Boulogne le mercredi et le jeudi saint. Elle y a été de Paris, avec deux compagnes, dans un carosse à six chevaux ; et il y avait dans le bois de Boulogne, pour la promener, une petite calèche toute neuve que le prince avait fait faire, bleue et argent, et en dedans de velours bleu brodé en argent, attelée de six petits chevaux pas plus fort que des ânes. Cela était de la dernière magnificence : Mlle Le Duc pleine de diamants ; elle a été ainsi vue de tout Paris. Cela a non seulement blessé l'amour propre de toutes les femmes, mais cela a fort scandalisé tout le public, et a donné lieu à des chansons très vives contre M. l'abbé. Le Roi (Louis XV) a fait la plus jolie de toutes :

Un char à ta c..in,
Mon cousin,
Ce n'est pas son allure
Le coche à Pataclin
Mon cousin,
Et un habit de bure.
Ah ! voilà l'allure, l'allure,
Mon cousin !
Ah ! voilà son allure !

On n'a pas épargné les brocards au comte de Clermont ; le roi même a marqué qu'il était mécontent et scandalisé.

La dame de Tourvoie était devenue dévote à la fin de ses jours, sans doute parce que rien ne sied aussi bien que la dévotion à une personne qui, après avoir été l'objet de toutes sortes d'hommages, voit approcher la soixantaine.

Le comte de Clermont s'éteignit en juin 1771, elle assista, avec tous les princes de sa famille, à ses derniers moments et resta dans l'appartement pendant la cérémonie de la réception des sacrements ; ce qui confirma le bruit généralement répandu qu'il y avait entre eux un mariage de conscience.

Les mémoires du temps se contentent de nous apprendre qu'elle survécut au prince et restent muettes sur la date de sa mort.

Ses livres sont très rares. Je n'ose dire qu'ils soient très recherchés, car je n'en ai jamais vu passer dans les ventes publiques, et je ne connais dans les collections particulières qu'un seul volume qui soit revêtu de ses armes. Il appartient à M. le duc de Chartres, et sa reliure, qui est fort jolie, a été reproduite dans le Nouvel Armorial de Guigard.

Ernest Quentin-Bauchart, in A traves les livres. Souvenir d'outre-tombe., Paris, 1895

Amitiés Bilbiographiques
Xavier

vendredi 20 mars 2009

Ces livres pleins de luxure... En 1494 on prêche contre les livres... (suite)



Une belle tête de prédicateur. 1520. Gravure ancienne coloriée.


J'ai essayé de retrouver quelques allusions au sujet de ces fameuses prêches antibibliophiliques d'Olivier Maillard, prédicateur que j'ai cité dans le billet d'hier. Les passages cités vont au delà de l'antibibliophilique mais c'était trop amusant à lire pour vous en priver.

Voici ce que j'ai pu retrouver dans la documentation numérique disponible.

"Le pape Innocent, disait Olivier Maillard, dans son burlesque langage, a défendu d'imprimer des livres avant d'être approuvés par l'évêque, par son vicaire ou par un commissaire. O pauvres libraires ! il ne vous suffit pas de vous damner seuls, vous voulez damner les autres en imprimant des livres obscènes qui traitent de l'art d'aimer et de luxure, et en fournissant occasion à mal faire. Allez à tous les diables (1). (...) Les libraires, que le prédicateur Olivier Maillard envoyait ainsi à tous les diables, étaient obligés de résider, de même que les imprimeurs, dans le quartier de l'Université qui a conservé le nom de pays latin, c'est-à-dire depuis les rues de la Bûcherie, de la Huchette, de la Vieille-Boucherie, en montant jusqu'aux portes Saint- Michel, Saint-Jacques, Saint-Marcel, Saint-Victor. Ils pouvaient établir aussi leurs magasins dans l'enclos du Palais. " (Mémoires de la Société nationale des antiquaires de France, p. 406-407, cité aussi par Werdet dans son Histoire du livre en France).

On peut lire ailleurs concernant l'église, son époque et les livres : " Si les murs des églises avaient des yeux et des oreilles, s'écrie Olivier Maillard, je crois qu'ils nous conteraient des merveilles. O pauvres prostituées, vous vous y montrez le front haut, et faites là vos infâmes marchés et vos signes impudiques, et vestra signa, impudica. Et vous, les marchands et gens de la ville, c'est dans l'église que vous traitez vos affaires ; n'avez-vous pas des lieux profanes à votre disposition, pour épargner ce mépris à la maison de Dieu ? (Folio LXXII du Carême prêché à Saint- Jean en Grève.)

Et plus loin : « Je m'étonne que les Saints, qui ont leurs reliques dans ces églises ainsi profanées, ne sortent de leurs
châsses pour arracher les yeux aux paillardes et à leurs ribauds. Écoutez ce que dit à ce sujet le Vénérable Antoine de Verceil, de l'Ordre des Frères Mineurs, qui prêchait dans le Nord de l'Italie, au milieu du XVe siècle ; et l'incroyable profanation arrivée de son temps à Lodi : « Beaucoup viennent à l'église pour regarder les autres ; quelques-uns pour y vendre et acheter, d'autres pour y chanter, pour y danser, pour y jouer; mais ce qui est pis, il y en a qui viennent dans le saint lieu pour y chercher l'ombre favorable à leurs fornications, faisant du Christ une sorte d'entremetteur, ex hoc preciosum Christi corpus fiât rufianus fornicantium. En 1405, à Lodi, un jour où l'on fêtait la Vierge et pendant qu'un moine de notre Ordre prêchait dans la cathédrale, il advint qu'un ribaud et une ribaude quidam ribaldus et ribalda, furent surpris en flagrant délit de luxure derrière l'autel de Sainte-Catherine... O libertinage effréné! O diabolique génération! faire du temple de Dieu un lupanar!... Il est dit : Quiconque violera le temple du Seigneur sera perdu pour un tel crime ; ne sera-ce pas en accouchant, in partu, que seront perdues de semblables pécheresses ?» (Folio CCXI. Quadrag. fratris Antonii de Vercellis, éd. Venet. 1505.)

Dans le vingt-sixième sermon de son Carême prêché à Paris (édit. de 1513), Olivier Maillard parle de dames qui portaient les noms de leurs amants les plus chers sur les marges de leurs livres d'heures : « In horis suis, amantiorum nomma utpote : vostre loyal, vostre mignon, vostre serviteur, vostre tretout, filia dyabolica ! » Cette coutume rappelle le livres d'heures de Charles-Quint ; elle est plus élégante et moins perverse, et l'on voit qu'il s'agit ici de pécheresses d'un rang plus élevé. Voici un autre trait du grand humoriste du XVe siècle, Michel Menot, qui caractérise à merveille le laisser-aller des mondains, aux mœurs plus élégamment étudiées : « Si madame est dans l'église, et arrive un gentillâtre, alors pour maintenir les coutumes de la noblesse, oportet que la dame ou damoyselle se lève au millieu de l'assistance, in medio populi, au moment où tous entendent à louer Dieu, où le prêtre consacre le corps du Christ sur l'autel ; le gentillâtre s'approche et la baise sur la bouche, et osculatur eam bec-à-bec. Ad omnes dyabolos talis modus faciendil A tous les diables une telle façon, et aussi la manière et la coutume qui vaut à Dieu une pareille irrévérence! » (Serm. II, post Dom. iv Quadr.)

Ailleurs le même prédicateur, dans son Carême prêché à Tours (folio C, éd. de 1525), raconte, avec son ton ordinaire de raillerie joviale, ce que faisaient les assistants pendant la célébration du service divin : « Et vous, gallans, qui ità ambulatis colloquendo per ecclesiam, qui vous promenez ainsi par l'église (où, avouons-le, les sièges étaient rares alors) en causant, et à regarder qui a le plus beau nez, et qui est le plus orné, le mieux paré et le plus licencieux d'aspect, lascivior aspectu; et vous, mesdames, qui tenez des Heures si bien acoutrées et n'y savez rien lire, vous jetez ça et là vos yeux impudiques ; vous disposez artificieusement vos attraits pour qu'on vous contemple et qu'on dise à l'envi : — Ecce la paillarde d'ung tel; la voilà qui regarde suum lenonem. » Et encore dans le même recueil prêché à Tours : « Je vous dirai, mesdames, que dans ce temps de Carême où nous voilons les Saints, abscondimus Sanctos, je m'étonne que vous ne cachiez pas aussi les vôtres, vestros sinus. » Ah, par exemple, voilà un calembour, un bel et bon calembour de Cordelier ; qui s'y serait attendu ? Mais reprenons ce beau passage. « De même qu'on vend la chair au marché, continue Menot, vous offrez la vôtre en vente dans l'église, et ne rougissez pas de montrer les instruments de la luxure. Si pourtant vous voyiez une fillette laissant voir sa chaussure, caligam ostendere, vous lui feriez baisser sa robe, et vous ne rougissez pas de montrer vous-mêmes les membres qui provoquent à l'impudicité et à l'incontinence. » (Folio LXIV, éd. de 1525.)

Le prêtre à l'autel oubliait parfois aussi son devoir envers Dieu, pour adresser quelque œillade, quelque parole amoureuse aux plus tendres de ses brebis. Guillaume Pépin nous a conservé ce mot galant d'un curé, qu'il cite comme chose connue de tous ses paroissiens : « Parlons, dit-il, de ce curé qui à l'offertoire, donnant la patène à baiser à une toute jeune femme, quœdam juvenculae mulieri, lui glissa ces mots dans l'oreille et à voix basse, submissa voce : — Oh ! je vous aime tendrement, ma très-chère !— Et moi, répondit la mignonne, j'en fais autant pour vous de mon côté, très-cher seigneur ! carissime domine! » (Serm. Quadrag., fol. XXVIII, éd. de Paris, 1526.)

Et plus bas, même folio, Pepin ajoute : « Multi lascivi homines, nombre de débauchés profèrent de sottes paroles pour faire rire à l'excès les dames qui, près d'eux, assistent au service divin; la plupart du temps, plerumque, ils poussent le scandale jusqu'à provoquer pollutiones, cogitationes turpes, usque ad opus nepharium, jusqu'à l'œuvre criminelle. »" (in La vie au temps des libres prêcheurs, ou Les devanciers de Luther etc. Paris, Claudin, tome II, 1878, pp. 179-181)


Je m'arrête là car je m'apperçois que cet Olivier Maillard est un véritable persécuteur de fourbes et autres faux-culs comme on en trouve encore aujourd'hui, les estrangleurs de bonté, les jouisseurs du mal, les brailleurs de vérités fausses, et aultres bouffoneries gaillardes comme il fait rire. ah ! quelle esbrouffade ! le gaillard me plait, je m'en vais vous laisser, je m'en vais lire Olivier Maillard at aultres Jeean Raulin...

Pour aller plus loin au sujet d'Olivier Maillard et ses prédications chocs : Olivier Maillard, sa prédication et son temps, par Alexandre Samouillan.

(1) Adventus, sermo 29. — M. Dulaure, Hist. de Paris, t. IV, p. 38 de l'édition in-12.

Bonne journée,
Bertrand

jeudi 19 mars 2009

Ces livres pleins de luxure... En 1494 on prêche contre les livres...



Gravure sur bois du début du XVIe siècle.
Un prédicateur présentant son livre à sa sainteté le pape.
Sermons de Jean Raulin, Jehan Petit, 1516.



C'est la simple lecture de cette phrase dans un ouvrage de documentation qui m'a donné envie d'écrire le petit billet du jour :

"En 1494, l'Observant Olivier Maillard prêche contre les livres pleins de luxure avant d'expédier les imprimeurs en enfer."

Cette phrase est extraite de l'ouvrage "Les moines au temps de la réforme. France 1480-1560" par Jean-Marie Le Gall, éditions Epoques, Champ Vallon, 2001.

Expédier les imprimeurs en enfer ! Joli programme.

Olivier Maillard est avec Jean Raulin, le plus grand prédicateur de son temps, mais aussi le plus original...

Hoefer nous dit dans la grande Biographie Universelle :

"Prédicateur de Louis XI et du duc de Bourgogne, Olivier Maillard (originaire de Bretagne et mort a Toulouse) ne semblait jamais trouver de mots assez durs ni d'expressions assez imagées pour ses sermons. Sa reputation est principalement fondée sur les prédications qu'il fit pendant les années 1494 et 1508 dans l'eglise de Saint-Jean en Grève a Paris et les libertés étranges qu'il s'y donna. Jamais personne n'avait attaqué toutes les classes et toutes les professions sociales avec plus de hardiesse, de virulence et de mauvais gout. Chacun de ses sermons est une satire amère et outrageante, revêtue d'un langage grossier, trivial, et de mots empruntés aux mauvais lieux du plus bas étage !" (Hoefer).

On situe bien le personnage.

En 1494 les textes profanes commençaient à être diffusés en grand nombre par les imprimeurs, on peut imaginer les frayeurs froides de ces prédicateurs hallucinés emplis de terreur à l'idée que désormais le Christ et la toute puissance de Dieu seraient éclipsés par ce flots de verbes impies.

Pourtant je ne peux pas m'empêcher de penser que ce genre de personnage avait ses travers aussi et que peut-être, à trop dénoncer le crime on finit par le commettre.

Il y avait peut être quelque chose de Remigio de Varagine en Olivier Maillard... qui sait ?

PS : A notre époque, et sans le secours de l'imprimerie, nos prédicateurs modernes pourraient bien finir à leur tour en enfer, à la simple audition des énormités qu'ils débitent chaque jour...

Bonne journée,
Bertrand

mercredi 18 mars 2009

De Profundis... les vrais bibliophiles ont vécu !


Et pour faire suite à mon article sur Quentin-Bauchart (1), cet article emprunt de nostalgie...

"Je viens d'esquisser, à grand traits, la silhouette du bibliophile tel que je l'ai connu, dans un temps qui peut être considéré comme l'âge héroïque des livres ; il ne me reste plus, hélas qu'à constater sa disparition. Les vrais bibliophiles ont vécu.

Tout ce qui faisait l'ornement de nos bibliothèques : les monuments de notre vieux langage, les poètes des anciens temps, nos grands classiques, les vieilles chroniques qui servirent à reconstituer notre histoire, tout cela est délaissé par les adeptes d'une école nouvelle qui n'a d'admirateurs que pour les romantiques et les ouvrages illustrés du XIXè siècle ! Le Cid a fait place à Hermani, Gil Blas à Champavert, les Contes de La Fontaine aux Contes Rémois, et les reliures des Boyet, des Padeloup et des Derome ont cédé le pas à un élément essentiellement moderne et qui suffira pour caractériser cette fin de siècle, si fertile en surprise : la couverture de l'éditeur. La génération nouvelle borne son ambition à la découverte du papier jaune qui recouvre l'édition originale de Notre-Dame de Paris ou de Mademoiselle de Maupin !

Ceux qui recherchent encore, et par exception, le vieux livre, en font un bibelot. On l'achète pour le décor de sa reliure et pour l'exposer à plat, dans une vitrine, à côté d'une tabatière de Blarenbergh ou d'une figurine de vieux Saxe.

Ombres de Rothschild (2), de Lacarelle (3) et de Lignerolles, qui êtes allées rejoindre, dans le mystère de l'éternelle nuit, celles de vos illustres devanciers, les Hoym et les La Vallière, voilez-vous...! A part deux ou trois collections bien connues, les grandes bibliothèques ont disparues ; il n'y a plus que des étagères."

James de Rothschild (1844-1881)

in Ernest-Quentin Bauchart, A travers les livres. Souvenirs d'outre-tombe, Paris, Em. Paul, L. Huard et Guillemin, 1895, tirage à 200 exemplaires, petit in-8, dédié "Aux derniers bibliophiles de mon temps"

Amitiés Bibliographiques...
Xavier


(1) http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/09/ernest-quentin-bauchart-bibliophile.html

(2) James de Rothschild : http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/09/le-baron-james-de-rothschild-1844-1881.html
http://www.genea-bdf.org/BasesDonnees/genealogies/rotschild.htm

(3) le baron La Roche-Lacarelle : http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/11/le-baron-la-roche-lacarelle-sa-vie-et.html

mardi 17 mars 2009

A propos de deux galvanotypes Art Nouveau


La passion du livre conduit à s’aventurer dans des champs de curiosité limitrophes où d’autres amateurs s’épanouissent tout autant : autographes, ex-libris, marque-pages, serre-livres, fers à dorer, fontes anciennes…

Dans ce registre papillonnant, voici deux galvanotypes (ou clichés typographiques) (1) très Art Nouveau qui se sont posés sur les tablettes de la bibliothèque.





Ils mesurent 7 x 9 cm et 5 x 9 cm, respectivement. Ils sont en cuivre, montés sur un support de bois de deux centimètres d’épaisseur sans aucune signature ou marque.

Les fonderies typographiques éditaient régulièrement à l’intention des imprimeurs des Spécimens, larges catalogues présentant leur production de caractères d’imprimerie, ornements et clichés typographiques, dans lesquels il serait théoriquement possible de retrouver les références de ces deux galvanotypes. Pourraient-ils provenir de la célèbre fonderie de Georges Peignot & Fils, au début du XXe siècle (2) ? Les amateurs de typographie, nombreux et dynamiques, semblent encore peu porter d’intérêt à ces productions, non dénuées de charme cependant malgré leur caractère industriel.

Qui étaient les dessinateurs, les artistes graveurs, quelle fonderie a produit ces « galvanos », quels ont été leur tirage et leur prix, quels documents ont-ils illustré: publicité, programme musical, menu, facture, catalogue, livre peut-être… ?

Les lecteurs du Bibliomane Moderne en savent-ils plus dans ce domaine ?


Raphael

(1) Pour une initiation à la galvanotypie : C. Delon, Histoire d'un livre, 1884 :
« Le livre illustré : gravures et clichés ». http://www.textesrares.com/delon194ill.htm

(2) Voir « Georges Peignot : la tentation de l’Art Nouveau » sur http://www.typographie.org/histoire-imprimerie/peignot/index.html ainsi que l’article consacré à Georges Peignot et Georges Auriol dans le Bibliomane Moderne, livraison du mercredi 26 novembre 2008 : « George Auriol (1863-1938), un typographe touche à tout ».

lundi 16 mars 2009

Un manuel du libraire, du bibliothécaire et de l'homme de lettres, ouvrage très utile aux bibliophiles, et à tous ceux qui achètent des livres (1829).




Article en images.

Ce petit manuel du libraire que je ne connaissais pas vient de rejoindre mes tablettes.

Publié en 1829. De format petit in-12. Imprimé sur beau papier vergé. Il sort de l'imprimerie et de la fonderie de J. Pinard, sise au 8 de la rue d'Anjou-Dauphine.


C'est chez Thoisnier-Desplaces, libraire à Paris qu'on trouvait ce petit manuel fort sympathique.

A première vue ce petit manuel est assez peu connu. Après une courte notice sur la librairie il poursuit avec les "devoirs et qualités d'un bon libraire", vient ensuite une longue exposition du système bibliographique qu'il faut utiliser. Il traite ensuite de manière succincte quelques chapitres tels : Emballage des livres - Rareté de certains livres - Notice sur l'origine de l'imprimerie - Manuel des gens de lettres - Les époques remarquables pour les belles-lettres, les sciences et les arts - Tsin-Ché-Hoang-Ti, grand incendiaire de livres. On trouve à la fin un dictionnaire des principaux termes qui regardent la librairie, les belles-lettres, etc. Viennent ensuite et pour finir quelques textes sur la législation de la presse.

Ce petit manuel portatif tient son rôle il me semble. Celui de faire un bref tour d'horizon de la question de la librairie en 1829. Et ce n'est déjà pas si mal. Aujourd'hui je le classerai parmi les témoignages intéressants sur cet art.

L'auteur ? D'après une notice de libraire ce serait un certain Chaillot ? Je n'ai rien trouvé de probant à ce sujet. Et vous ? Faites-nous partager vos découvertes sur ce manuel aujourd'hui oublié.

Je vous donne en image la préface qui dénote un auteur sincère et sans prétention.


Bonne soirée,
Bertrand

dimanche 15 mars 2009

Quelques pensées sur Balzac par son éditeur, Edmond Werdet (1859)



Balzac par Nadar en 1840. Daguerréotype.


En 1859, chez E. Dentu, paraissait un petit volume in-12 sous une modeste couverture jaune imprimée en noir. Quelques 404 pages plus loin, on peut dire que ce livre est un véritable petit chef d'oeuvre de biographie critique, un outil devenu indispensable aujourd'hui à l'amateur balzacien pour bien appréhender son maître.

Je ne suis ni expert dans l'oeuvre de Balzac, ni un grand connaisseur de ses éditions, qui, pour la plupart aujourd'hui, sont bien difficiles à dénicher.

J'admire l'oeuvre qu'il a laissé, ce flot de mots et de phrases pour définir sa Comédie humaine. Cet essai pantagruélique de littérature du XIXe siècle.

J'ai rencontré par ailleurs Edmond Werdet au détour d'un de ses autres ouvrages consacré à l'histoire des libraires et éditeurs de la première moitié du XIXe siècle. J'ai aimé son ton, ses jugements, en bref, le personnage m'a plu.

J'ai attendu pour acquérir l'ouvrage que Werdet a consacré à Balzac... que la hasard fasse les choses. Il est désormais sur mes tablettes.


Portrait intime de Balzac, sa vie, son humeur et son caractère, par Edmond Werdet, son ancien libraire-éditeur.

C'est le titre. Prometteur.

... Et à la lecture... les espérances ne sont pas déçues.
Je vous invite à lire en détail cet excellent ouvrage écrit par un témoin "de près" de Balzac. On y découvre tout Balzac intime.

Je vous livre quelques passages au hasard :

p. 78 : "De Balzac, pas plus que Barbier, ne connaissait la valeur pécuniaire des maisons de librairie, avec lesquelles ils s'étaient liés d'affaires ; les associés auraient bien pu prendre des informations, comme la prudence le conseillait... mais à quoi bon ? Ils étaient tout aussi légers l'un que l'autre ; il s'ensuivit de cette légèreté que la prospérité ne dura pas longtemps dans l'imprimerie de Balzac et Cie, rue des Marais-Saint-Germain."

p. 81 : "Vers 1831, il lui vint une idée littéraire des plus heureuses. Ce fut celle de réunir en faisceau tous les personnages de ses romans et de ses nouvelles, et de publier la totalité de ce qu'il avait écrit, en douze volumes in-8, sous le titre des Etudes des moeurs au XIXe siècle, savoir : Scènes de la vie de Province, Scènes de la vie privée, Scènes de la vie parisienne. De cette idée-type à celle de la Comédie humaine, il n'y a que la main. L'idée-mère de la Comédie humaine dérive tout simplement de celle des Etudes de moeurs. Le jour où de Balzac conçut ce projet, fut un beau jour pour lui !"

p. 199 : "Mais c'était un honnête homme, - un honnête homme endetté, voilà tout, et non un homme d'affaire endetté, comme le prétend M. H. Taine. Malgré les succès de ses livres, de Balzac ne pouvait alors s'enrichir ; il travaillait pour cela avec trop de conscience, avec trop d'amour pour la perfection. On conçoit maintenant que de Balzac dût me sacrifier à ses intérêts, moi, faible et chétif commerçant, à une société riche, puissante, qui devait lui faire payer en espèces, une somme de soixante mille francs et une rente annuelle de quinze mille francs !"

p. 300-301 : "Le jour où je mis en vente la première édition du livre mystique qui contenait Séraphita, ce jour où, par de savantes combinaisons de réclames et de fanfares louangeuses dans tous les journaux, je parvins à faire disparaître de mon magasin, comme par enchantement, l'édition entière ; succès que jamais éditeur n'avait obtenu avec un ouvrage de cet écrivain ; de Balzac, instruit de ce fait par un billet que je lui avais adressé, vint me trouver, ivre de joie de ce triomphe incroyable, qui répondait si victorieusement au superbe dédain de M. Buloz, - pour son oeuvre à laquelle il avait déclaré ne rien comprendre, il m'aborda avec un empressement que je ne lui connaissais pas, et me serrant la main à me la briser : "- Cher ami, me dit-il, moi, Honoré de Balzac, gentilhomme, je veux vous traiter en prince aujourd'hui. Nous dînerons chez Véry ; nous nous montrerons ensuite en grande loge au théâtre de la Porte-Saint-Martin, puis nous irons prendre des glaces chez Tortoni. Soyez prêt à six heures ! je viendrai vous chercher avec mon coupé. A propos, partie carrée ! j'aurai ma Donna... ayez la vôtre ! ... Partie carrée, vous dis-je, mon cher ! c'est indispensable !" A six heures, il était chez moi avec une belle dame, je ne dirai pas laquelle, - je n'ai pas le droit d'en parler."

Sacré Balzac !
Merci M. Werdet !

Bonne journée,
Bertrand

samedi 14 mars 2009

Petite histoire des relieurs Français du XIXe siècle.



Reliure signée Louis-Marcellin Lortic, fin XIXe s.


Le texte qui suit est extrait d'un ouvrage d’E. Quentin-Bauchart, A travers les livres. Souvenirs d'outre-tombe.

Il s'agit d'une nouvelle acquisition, et contrairement à mes habitudes je ne vous montrerai pas la reliure, car.... il est quasi débroché, donc à relier.

La fin du XVIIIe siècle marque un temps d'arrêt dans la reliure française. Cette période de décadence date du jour où le dernier des Derome cédant à une inspiration déplorable, peut-être à la nécessité de se hâter pour satisfaire aux nombreuses commandes qui lui étaient adressées, abandonne les grandes traditions de l'art pour exécuter ces reliures à dos plat, sans nerfs et sans solidité, qui ne sont plus que des cartonnages. Les Bradel, les Vente, les Redon, les Biziaux et autres ouvriers de second ordre y trouvent leurs profits et encombrent les grandes bibliothèques de l'époque de productions bâtardes et souvent informes.

Reliure signée Bauzonnet-Purgold, 1829. Médiathèque de Dole.


La reliure tend, dès lors, à disparaitre. La Révolution, par ses mesures draconiennes (1), lui porte un coup mortel, et l'art se perd dans la nuit de ces temps troublés.

Il faut attendre jusqu'à 1810, pour retrouver un nom de relieur : celui de Courteval, inventeur de la gaufrure et du papier granit (2), et dont le seul mérite est d'avoir laissé assez de marge à ses volumes pour qu'il fût possible de les relier à nouveau.

Les deux Bozérian "qui prodiguaient en même temps la dorure, la tabis, la mosaïque et le mauvais goût", a écrit Paul Lacroix, eurent le tort de tomber trop servilement dans l'imitation du genre anglais, alors à la mode ; mais ils surent également respecter les marges, et les soins qu'ils ont apportés dans le battage, la couture et l'endossure des livres qui leurs étaient confiés, accusent un réel progrès.

Thouvenin fit mieux et, sans nous associer aux éloges exagérés de Nodier, nous devons lui savoir gré d'être retourné aux véritables traditions.

S'il laisse souvent à désirer au point de vue de la dorure et de l'ornementation, si son dessin est gauche et vise trop à l'effet, il faut reconnaitre que son corps d'ouvrage est toujours excellent et qu'il a contribué largement au réveil qu'avaient préparé ses prédécesseurs.

Simier et Purgold déployèrent les mêmes qualités. Niedrée, qui relia vers le même temps, leur est de beaucoup supérieur et atteint quelques fois la perfection ; mais c'est à Bauzonnet et surtout à son gendre Trautz, qu'étaient réservé l'honneur de rendre à la reliure française l'éclat dont elle avait brillé pendant près de trois cents ans.


Reliure signée Bauzonnet en chagrin vert, vers 1840. Médiathèque de Dole.


Trautz débuta dans la carrière au moment où les dos à la grecque, le maroquin à grain long et l'emploi des plaques gravées étaient encore en pleine faveur.

Le succès de Trautz fut prodigieux et il mourut à l'apogée de sa renommée.

Motte lui succéda, Thibaron, qui avait été longtemps son ouvrier, et Francisque Cuzin, dont la perte récente a laissé tant de regrets, sont les seuls qu’il soit permis de considérer comme ses véritables continuateurs. Cuzin, surtout, sut attirer par sa modestie et son talent tous ceux que la mort de Trautz avaient mis en deuil. Il parvint à force de bon vouloir, de patience et de labeur intelligent, à vaincre les résistances les plus obstinées, et tels farouches Trautz-Bauzonnetistes qui avaient juré de ne plus faire relier, "le dernier des relieurs ayant disparu", allèrent à lui. Lacarelle, lui-même, de Fresne, l'irréconciliable de Fresne, consentirent à lui confier quelques volumes.

Cuzin, à la fin de sa carrière, travaillait avec la même perfection que le grand maître, et la plupart des reliures que cet ouvrier consciencieux a exécutées dans les dernières années de sa vie ne le cèdent en rien aux meilleures de Trautz. On retrouve dans le corps d'ouvrage les mêmes procédés, et les dorures, dont il combinait les dessins avec son excellent collaborateur Émile Mercier, ont parfois la même largeur de style et le même éclat.

Deux relieurs, dont on ne saurait d'ailleurs, nier le talent, résistèrent, seuls, à l'influence prépondérante que Trautz exerça sur son époque.

Reliure signée Bauzonnet, vers 1830-1840. Médiathèque de Dole.


Le premier est Lortic qui se posa résolument en antagoniste et dressa école contre école. Trautz battait ses livres, faisait solide et compact : Lortic l'accusa de lourdeur, amincit ses volumes, les passant hélas ! au laminoir, et s'appliqua à faire élégant ; Trautz faisait de la dorure profonde, passant jusqu'à trois et quatre fois sur le même filet, Lortic fit léger et menu ; Trautz se contentait d'imiter les anciens maîtres, Lortic eut à cour d'aller plus loin et dépensa toutes les ressources de son imagination, et elle était vive, à créer du nouveau.

Il serait cependant injuste de ne pas reconnaître que si ce dernier n'eut pas toujours pour guide un goût très sur, certains de ses travaux témoignent d'une habilité d'exécution extraordinaire. Il eut le défaut de trop se préoccuper de l'effet ; mais quelle originalité, quelle science d'agencement n'a-t-il pas dépensées dans quelques-unes de ses reliures ! Je ne partage donc à aucun degré l'intolérance de certains de mes amis, fervents adorateurs de Trautz, qui achetaient des Lortic pour se donner le plaisir de les casser et de les jeter par la fenêtre, ou qui s'écriaient "que s'ils étaient jamais damnés, leur enfer serait de remuer une de ses reliures" !

Le second est Marius-Michel qui, tout en rendant hommage aux grandes qualités de Trautz, voulut et sut conserver une autorité personnelle, en dehors de son influence.

Marius-Michel est plus artiste que relieur et nous ne devons pas le juger seulement sur les livres qu'il a livrés aux amateurs ou aux libraires. C'est dans son atelier qu'il faut pénétrer, et c'est en parcourant la brillante série des dessins qu'il à exécutés, dans le style du XVIe siècle, pour un grand nombre de volumes malheureusement sortis de France, qu'on peut avoir une idée exacte de sa valeur artistique et de sa science décorative. Il a fait également quelques reliures en cuir ciselé, dont le Faust, de la collection Béraldi, est le plus intéressant spécimen, et relevé, dans ces différents travaux, des qualités de composition et d'exécution qui suffisent pour le mettre au rang des meilleurs dessinateurs ornemanistes de notre temps.

Reliure signée Bozérian jeune, vers 1815.
Librairie Sourget, Chartres.



Capé et Duru eurent aussi, dans les premières années du Second Empire, une heure de célébrité, et doivent trouver ici la place qui leur est due ; mais dans leurs recherches d'extrême élégance, ils firent des reliures si fragiles, qu'elles ne résistèrent pas à l'action du temps et qu'il a suffi d'une période de 25 à 30 années pour en amener la destruction presque totale.

Celles que l'on rencontre encore dans les ventes sont si fatiguées et la dorure qui le recouvre a tellement noirci, qu'elles n'entrent plus pour rien dans la valeur du volume.

Gruel qui, à l'exemple de Marius-Michel, a prouvé, dans un excellent livre, qu'il connaissait tous les secrets de son art, a su éviter cet écueil, et ses reliures, dans un genre un peu spécial, comptent aujourd'hui parmi les mieux établies et les plus appréciées.

Enfin, je me garderai bien d'oublier Chambolle, le successeur de Duru et j'aurai fait de lui le plus bel éloge, en disant qu'il est le relieur préféré d'un homme que les amateurs de tous les degrés ont toujours considéré comme un maître, le baron Jérôme Pichon.

Bonne soirée,
Xavier

(1) Un arrêté de la Convention, daté de l'an II, décide que les fabricants de papiers ne pourront se servir désormais de formes fleurdelisées ou armoriées, que les imprimeurs, relieurs, graveurs, etc., ne pourront employer comme ornements aucun des ces mêmes signes, et que dans les bibliothèques nationales, les livres reliés porteront R.F et le emblèmes de la Liberté et de l'Égalité.

(2) in Lesné, La Reliure, poème, pages 121, 196

vendredi 13 mars 2009

Des livres entièrement réalisés au pochoir au XVIIIe siècle. Un procédé long pour des exemplaires uniques.


Cliquez sur les photos pour les agrandir et voir tout le détail de cette technique.


Page de titre d'un livre entièrement réalisé au pochoir en 1725.
Exemplaire unique.



Je ne vais pas faire très long ce soir.

En bibliophilie c'est souvent l'occasion qui fait le larron. Et c'est bien l'effet pur et simple du hasard qui a mis sur ma route un exemplaire d'un livre liturgique de la première moitié du XVIIIe siècle, entièrement réalisé au pochoir.

A vrai dire, je ne connaissais pas cette technique pour la fabrication d'un livre dans son entier à cette époque. Ceux qui lisent le blog de nos amis de l'AFCEL (Association Française pour la Connaissance de l'Ex-Libris : http://exlibris-afcel.blogspot.com/) savent qu'il existe au, XVIIIe siècle notamment, des ex libris réalisés au pochoir (selon la technique du pochoir moderne, éclaboussement à la brosse frottée au travers un cache apposé sur une feuille). La technique est ancestrale (voir les traces de mains dans la grotte de Lascaux, faites sur le même principe).

Mais c'était la première fois que je voyais un ouvrage entière conçu grace à cette technique "artisanale" peu couteuse mais longue à mettre en oeuvre et pour obtenir au final... un exemplaire unique.

Je me permets de reprendre un extrait d'un texte publié sur le site de l'ENSSIB (Institut d'Histoire du Livre) :

"Tout au long de cette journée, les participants pouvaient étudier les collections relatives à l’impression au pochoir spécialement mises à leur disposition. L’usage du pochoir pour les lettres et l’impression des textes est attesté dès le XVIIe siècle. Eric Kindel, spécialiste de ce domaine, présenta tout d’abord l’histoire de cette pratique, fortement liée aux textes liturgiques et en particulier aux livres de chœur, dont le très grand format n’était guère compatible avec les caractères mobiles en usage depuis Gutenberg. Le texte s’inscrivait donc sur le papier lettre après lettre, au moyen d’une « impression » manuelle et directe : la couleur, appliquée à la brosse, passait ainsi à travers l’outil qui en assurait le transfert. Eric Kindel présenta ensuite un projet en cours, qui vise à reconstituer le matériel utilisé vers 1700 pour imprimer des textes au pochoir, à partir notamment d’un texte de la fin du XVIIe siècle écrit par le Français Gilles Filleau des Billettes pour l’Académie royale des sciences. Ce projet a rallié divers experts parmi lesquels James Mosley et Fred Smeijers, chercheur et dessinateur de caractères néerlandais. Ce dernier s’attacha particulièrement à la fabrication des pochoirs, généralement réalisés dans un alliage de laiton et de zinc. (...)"

James Mosley (présente l’usage) « vernaculaire » du pochoir en France, du menu affiché à la porte de modestes cafés aux panneaux de signalisation, des enseignes de boutiques de nouveautés plus vraiment nouvelles aux noms des rues comme des bateaux. Ce voyage insolite au cœur des provinces françaises démontrait l’usage quotidien – au point de paraître inaperçu – du pochoir pour former des lettres.

L'intégralité du document se trouve ici : http://ihl.enssib.fr/siteihl.php?page=122

Cet article est signé Odile Blanc pour l'ENSSIB. Quelques pistes bibliographiques sont données sur le sujet.

Nous avons trouvé un autre article sur le sujet, de Claude-Laurent François : http://www.rencontresdelure.org/ete/somete2006.html

"Une écriture qui imite l'imprimé...
Claude-Laurent François enseigne le graphisme et le tracé de la lettre à l'école des beaux-arts de Besançon depuis 1966. Même si sa formation de peintre l'a prédisposé à aborder la lettre avec une certaine liberté, il donne à ses é lèves de sérieuses bases typographiques. Depuis 1994, il observe en "amateur" une production importante de manuscrits français (livres de choeur), réalisés avec le procédé du pochoir (texte, notation musicale, décors).
Outil du peintre, du décorateur, du cartier... le pochoir devient au cours du XVIIe siècle, un vrai outil d'écriture en permettant à de patients copistes, plus ou moins habiles, de réaliser de nombreux manuscrits. Si la plume des maîtres d'écriture, le burin des graveurs et le tracé du romain du roi ont préparé, dans la mentalité du XVIIe siècle, l'avènement du Didot; la découpe des caractères-pochoirs, dans une certaine mesure, y a peut-être aussi apporté sa contribution..."

Dans le livre que j'ai en mains, tout est réalisé au pochoir, depuis la page de titre décorée, au bandeau, en passant par les culs de lampe et évidemment l'intégralité du texte. C'est un véritable travail de bénédictin que de réaliser un tel ouvrage de plus de 200 pages ! Le tout réalisé en plusieurs couleurs.

Je vous laisse admirer quelques unes de ces pages. L'ouvrage date de 1725 comme l'indique la page de titre, le copiste au pochoir n'a cependant maheureusement pas laissé son identité...


Je rêve d'un Emile au pochoir ou des Lettres persanes au pochoir... mais je crois qu'il est sage de se résoudre à ces livres liturgiques beaux, certes ... mais assez soporifiques... malgré tout.

Je crois ces livres au pochoir réalisés au XVII ou au XVIIIe siècle assez peu communs pour ne pas en avoir croisé ces dix dernières années... mais il est vrai que l'on ne trouve que ce que l'on cherche... et je ne les ai jamais cherché... celui-ci m'est arrivé par hasard et les suivants s'il doit y en avoir, arriveront sans aucun doute plus rapidement. L'oeil est désormais en éveil. C'est une des règles de la chasse bibliophilique.

J'oubliais de préciser que le volume présenté est un in-8 d'environ 20 x 14 cm.

Si vous possédez un ou plusieurs de ce type de livre réalisé au pochoir, quelque soit le siècle, n'hésitez pas à m'envoyer des photos que je publierai sur le Bibliomane moderne pour illustré le propos.


Bonne nuit,
Bertrand

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