lundi 17 août 2009

Le Bibliophile et les Insignifiants. Désyr Ravon réhabilité.



Voici un titre de billet pour le moins énigmatique me direz-vous ? Sans doute.

Qui sont ces Insignifiants dont je veux vous entretenir aujourd'hui ? Des Insignifiants, le monde en est plein, certains arrogants, prétentieux, égocentriques, d'autres veules, serviles, géniaux, encore d'autres humbles et effacés, quelques uns pathétiques ou pitoyables, bref, l'Insignifiant est partout, derrière nous, devant nous et en nous (Amen !)

Où voulais-je en venir déjà ? ... ah oui ! je suis rentré de vacances, plein de bonnes résolutions et plein de bonne volonté. Tout ça pour vous dire que le premier livre que j'ai ouvert hier soir était celui d'un Insignifiant... et que je vous devais bien une petite explication à ce sujet.

Des Balzac, des Zola, des Stendhal, des Voltaire et autres Rousseau, en passant par les Artistote et autres Platon, stars de la littérature pour les uns ou de la grande pensée universelle pour les autres, bref, des auteurs classiques, connus, reconnus, montés au pinacle par leurs pères et leurs enfants des siècles passés, il n'en manque pas. On peut bien sûr se faire une gloire de lire Aristote dans le texte, d'apprécier les considérations politico-éducationnelles d'un Rousseau, s'enthousiasmer pour les récits terribles et véridiques d'un Zola ou d'un Balzac, s'enchanter à la lecture des vers d'un Lamartine ou d'un Hugo. On peut tout cela. Et cela est bien.

On peut aussi choisir d'aimer les Insignifiants. On peut choisir de les apprécier, de les découvrir et de les faire connaître. Hier soir j'ai donc lu un insignifiant, un oublié, un dédaigné, un inconnu pour tout dire, un raté de la littérature ou plutôt un fantôme littéraire, une erreur à corriger.

La première chose est de savoir, ou d'avoir envie, de dénicher un Insignifiant. Et ce n'est pas chose si aisée. J'entends par insignifiant un auteur, pratiquement inconnu de son vivant, tout aussi inconnu après sa mort, qui n'a laissé aucune trace ou presque dans l'histoire de la littérature, dont les écrits, aujourd'hui comme hier, perdus et sans intérêt pour l'immense majorité des lecteurs, retrouve, les siècles passés, auprès d'un lecteur attentif une aura qu'il aurait sans doute mérité.

Bref, l'Insignifiant est celui qui aurait pu devenir un auteur mais dont la postérité n'a qu'à peine retenu le nom.

Avez-vous vos Insignifiants ? On a tous, je pense, ses Insignifiants. C'est à mon sens, tout à la fois indispensable et salutaire. Et comme sans dogmatisme on arriverait à rien ici bas (Amen !), je dirais même que chacun se doit d'avoir ses Insignifiants, ne serait-ce que pour les sauver de l'oubli éternel.

Mon Insignifiant d'hier ? Le voici.

Désyr Ravon.

Inconnu ? Normal.

Désyr Ravon (il semble que ce soit son vrai nom ??), était un poète charentais, mort à 30 ans, en décembre 1878. On apprend dans un des seuls articles nécrologiques qui lui est consacré, que ses funérailles eurent lieu au Pontouvre, près d'Angoulême. Ce poète, qui était un savant, nous dit-on, avait remporté le premier prix de mathématiques au concours entre tous les lycée de France. Il était par ailleurs vice-président de l'Académie des Muses santones. On lit aussi que M. Victor Billaud avait consacré une étude à Ravon dans la Chronique charentaise du 24 novembre 1878, feuille hebdomadaire imprimée à Saint-Jean d'Angély par Lemarié. Voici ce qui y était écrit :

"Pendant que d'autres rééditent à grand peine, dans un langage toujours uniforme, les banalités des impressions reçues dans tous les pays et dans tous les temps, Désyr Ravon étale avec savoir, sous nos regards éblouis, une multitude de détails qui, avant Baudelaire et Leconte de Lisle, nous étaient complètement inconnus. A côté de pièces philosophiques de la plus haute portée, on rencontre à chaque instant dans ses oeuvres, alternativement avec les ravissants paysages, des soleils, des aubes, des matins dont l'azur imite les agates, des rubis, des turquoises, des saphirs, des profusions de pierreries et d'or disposés en colliers, en bracelets, en bagues, en pendeloques, et toutes ces teintes, tous ces mirages, tous ces bijoux qui chatoient dans les phrases de son style magnifique et savant, ces expressions techniques puisées dans tous les vocabulaires, ces détails multiples et précis qui font miroiter l'imagination par la variété de leurs couleurs éclatantes ; tout cela est à la fois son lot et l'ensemble des attributs de l'art tel qu'il l'envisage. Désyr Ravon est un de nos plus grands espoirs, à nous les jeunes, et dès aujourd'hui Victor Hugo a pu lui écrire :

"Il y a à cette heure une noble légion d'esprits en marche. Cet essaim de poètes s'envole dans l'aurore. Vous êtes un de ceux qui planent le plus haut. Votre poésie est altière en même temps que douce, et j'aime en elle l'âpre accent de la liberté !"

Désyr Ravon, d'après ce document, aurait publié trois recueils, seulement. Roses noires (1875), les Poèmes contemporains (1876) et les Oiseaux sauvages (inconnu au CCfr ?).

Cet insignifiant ayant réellement été oublié par la postérité, je lui fais honneur en ajoutant à sa courte bibliographie, un autre recueil de poésies, sans doute le premier d'ailleurs, inconnu au CCfr, intitulé Les libertines, Iambes, publié à Paris à la librairie internationale de A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, aussi à Bruxelles, Leipzig et Livourne, en 1870. Le volume sort des presses bruxelloises de A. Lacroix, Verboeckhoven et Compagnie, boulevard de Waterloo, 42. C'est un modeste grand in-12 (hauteur : 17,5 cm environ) de 56 pages et un feuillet de table. Composé de cinq longs poèmes en vers intitulés Les deux siècles, Le cirque, Les aînés, Dix-huit ans après et Les jeunes.


Petit volume Insignifiant, tout comme son auteur, relié dans une modeste demi-percaline rouge vif de l'époque, parfaitement conservée avec ses plats de papier marbré noir et rouge.

On lit, dans la revue de l'époque, le Polybiblion (p. 123, année 1878), à propos du recueil Poèmes contemporains :

"Les Poèmes contemporains étaient à leur première page une de ces lettres hyperboliques dont M. Hugo a le privilège. M. Désyr Ravon est un reflet du maître ; antithèses gigantesques, trivialités, rythme sonore, il a cherché à copier M. Hugo et n'y a quelquefois pas mal réussi, surtout quand il a voulu imiter les étrangetés du grand poète. On pourrait croire alors une parodie." On lit plus loin :

"M. Ravon est trop révolutionnaire en tout pour s'inquiéter des lois de la grammaire et du goût. En politique, il aime Danton et traite les députés de séniles caboches ; en fait de croyance, il est athée et espère que ses restes se confondront dans le grand tout, que son sang servira à colorer les fruits, que ses os feront du marbre, que ses cheveux blondiront dans l'or des moissons."

Et le commentateur termine :

"Il eût manqué à ce volume (Poèmes contemporains) quelque chose, si on n'y eût trouvé une ode à Garibaldi, et il eût manqué quelque chose à cette ode, si on n'y eût trouvé une insulte à notre armée."

Décidément, M. Ravon était quelqu'un de complet !

Évidemment, si vous cherchez des informations sur Désyr Ravon, vous ne parviendrez guère à trouver plus que tout ceci. M. Ravon a été exhaussé, il s'est finalement confondu dans le grand Tout, au point de ne plus en être qu'un infime ... Rien !

Et pourtant je l'ai lu ce poète de la liberté ! et qu'il est agréable à lire ce poète ! Je dois désormais beaucoup à cet Insignifiant, qui, tout comme un Cyrano, fut tout et ne fut rien !

Je serais malvenu de vous parler d'Insignifiants sans vous en laisser apprécier quelques vers pris ça et là dans ce recueil des Libertines (1870) :

Eh bien, je suis comme eux pauvre, inconnu, poète ;
Irai-je donc jongler, comme eux,
Avec les rimes d'or, dans quelque blonde fête,
Pour m'asseoir au banque joyeux ?
Moi, le doux pélerin qu'on voit le long des haies,
Errer du bleu des cieux et du rouge des baies,
Qu'en passant récolte ma main,
Le paresseux ami des longs loisirs sans règles,
Des siestes sous les bois penchés,
Des oiseaux effarés s'abattant dans les seigles,
Des boeufs dans les herbes couchés,
Le rêveur que ravit la rougeur aurorale,
Le fou, qui suit, les yeux brillants,
Dans les Ethers glacés, la lune douce et pâle
Que frôlent les nuages blancs,
Irais-je donc, pliant mon échine aux courbettes,
et mon âme aux cupidités,
Comme un clown harnaché de fils et de sonnettes,
Eveiller les ris hébétés,
Et triste, sous mon masque, à la sottise lourde,
Au vice de cordons paré,
A la lâcheté basse, à la trahison sourde,
au parasitisme doré,
Prodiguer platement mes douces flatteries
Et mes éloges emmiellés,
Pour voir davant mes pas (faveurs dignes d'envies,)
S'ouvrir les palais crénelés ?

Les deux siècles, chant IV

Non, car c'est toi que j'aime, ô liberté sacrée !
Jeune, j'ai mordu ton sein blanc,
Et j'ai de tes baisers dans mon âme enfiévrée
Gardée le souvenir brûlant.

Les deux siècles, Chant V (premiers vers).
Désyr Ravon, août 1869.

Je ne sais pas si celui-là est allé au Paradis, mais m'est avis qu'il y mérite bien une petite place, au fond à gauche, près du radiateur, avec les autres Insignifiants de son espèce.

Si grâce à ce modeste billet, j'ai pu lui redonner, où qu'il se trouve, ne serait-ce qu'un instant la quiétude au sein de cette Meute sauvage de lions, comme il aimait à l'écrire.

Je suis très heureux, M. Désyr Ravon, poète libre ou libre-poète, d'avoir fait votre connaissance, par hasard, et aime à vous garder sur mon cœur, pour les moments d'hiver, et d'été aussi, d'ailleurs.

PS : d'après la teneur des textes de Ravon que j'ai sous les yeux, il semble évident qu'il avait embrassé très tôt la cause anarchiste. Je n'ai rien pu trouver à ce sujet. Je suis preneur de toute information à ce sujet.

PS 2 : Rassurez-vous, j'ai d'autres Insignifiants en réserve à vous faire découvrir dans les temps nouveaux. Et vous ? Avez-vous un Insignifiant fétiche ? Un auteur oublié, que personne ne lit ? J'attends avec impatience de voir ce qui se cache au plus profond des Bibliomanes modernes et leurs goûts littéraires décalés.

PS 3 : Dans le volume, au début, se trouve un feuillet imprimé qui est une dédicace "A mon ami, Joseph Boissac (tellement insignifiant que je n'ai rien trouvé sur lui...) je dédie ces vers libertins. D.R." (1)

(1) il faut prendre ici le mot libertin dans le sens libertaire.

Bonne journée,
Bertrand

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