samedi 6 février 2010

Un communiqué de presse de M.J. Bouton, éditeur, cour de Rohan, Passage du Commerce, au bout de la rue Saint-André des Arts, à Paris, en mai 1850...



Un éditeur réactionnaire...

"A MESSIEURS LES LIBRAIRES

Messieurs et chers Confrères,

J'ai l'honneur de remercier ceux d'entre vous qui se sont émus des condamnations qui m'ont frappé, et qui, gardant toujours confiance en la justice, ont pensé que les tribunaux, mieux éclairés, réformeraient le jugement. Je remercie d'autant mieux mes confrères de cette marque d'intérêt, qu'ils ont bien voulu l'accompagner de renseignements utiles à la fabrication de mes LIÉGEOIS, dont l'impression va bientôt commencer.

J'ai l'espérance de donner cette année une grande impulsion à la propagande des Almanachs en concurrence aux révolutionnaires ; et, quoiqu'on ait, à dessein, répandu le bruit que l'arrêt rendu contre moi aurait pour contre coup la chute de mon entreprise, je viens vous exposer les bases du projet que j'ai formé.

En même temps qu'aux Almanachs LIÉGEOIS, je vais, cette année, établir une concurrence aux PITTORESQUES.

Ce genre d'Almanachs, vous le savez, cherche depuis quelques années à pénétrer partout, et se distingue par un esprit pervers, moqueur, et ennemi de toute pensée religieuse et morale. A voir ceux qui s'annoncent comme les plus spirituels on dirait que, pour avoir de l'esprit, il suffit d'insulter aux illustrations de notre pays ; les plus modérés ont même un caractère d'opposition vraiment désespérant. Ainsi, dans l'Almanach de l'Armée, l'éditeur Pagnerre donne des leçons au Pape et lui reproche d'avoir "paru oublier les vues libérales dans lesquelles notre expédition a été entreprise." - L'Almanach astrologique caricature le Président et consacre onze pages au célèbre Fattet. - L'Almanach de la République, que l'on couvre du nom de M. Thiers, n'est qu'une apologie des doctrines du National. Que vous dirais-je du Comique, du Prophétique, et de tous ceux qu'éditent MM. Pagnerre et Aubert ? C'est un parti pris d'opposition, et personne n'a encore songé à opposer à toute cette nuée un bon Almanach dans le sens modéré. Certes, en laissant à chacun sa manière de voir et de vendre, j'ai cru devoir préparer un concurrent sur le plan du Comique et du Prophétique surtout, et après vous avoir soumis d'une manière franche et nette les raisons qui m'y engagent, permettez-moi de vous indiquer par quels avantages j'espère votre concours.

Cet Almanach, composé de 6 feuilles, format du Comique, contiendra des explications de prophéties et des calculs prophétiques entièrement inédits, des gravures nouvelles faites exprès, des portraits et des caricatures, etc. Pour que la vente atteigne toutes les limites du possible, j'offre à MM. les libraires de province des avantages et une combinaison qu'on ne leur a pas encore offerts jusqu'ici. C'est de modifier les titres et couvertures selon leur fantaisie, selon leur département, de faire pour ainsi dire leur almanach de cet Almanach, de substituer des articles à d'autres, et de combattre l'influence des hommes révolutionnaires, dont les Almanachs de Paris prônent et colportent partout les noms, la louange et les oeuvres, par la propagation bien entendue des noms et des efforts des hommes modérés, des amis de la paix publique et de la patrie.

Il n'y a pas un département où l'on puisse vendre quatre ou cinq mille exemplaires : c'est sur ce chiffre que j'ai basé mon prix de vente. J'offre à messieurs les libraires de leur fabriquer entièrement un Almanach pittoresque de six feuilles, avec titre et couverture à leur nom, et contenant des biographies de représentants ou de candidats, des renseignements locaux, ainsi que les foires de la province, aux prix de 30 centimes net, pour au moins cinq mille exemplaires.

Cette combinaison, je l'ai faite l'an dernier pour les Almanachs LIÉGEOIS, dont j'ai aussi à vous parler. Je vous ai dit, mes chers confrères, que j'ai donné et que je donnerai à tous mes Almanachs un caractère d'Ordre, que je n'y ai fait et n'y ferai entrer que des idées de travail, de famille, de religion, de justice et de bon sens, contrairement à ceux de mes adversaires qui sont devenus un moyen de propager les idées subversives de la morale et de la religion. On peut dire que jamais, comme l'an passé, la funeste tendance des LIÉGEOIS, mes concurrents, n'avait pris des formes plus anti-religieuses, plus ennemies de la raison universelle. C'est une espèce de maladie.

Permettez-moi tout de suite de vous mettre à même d'en juger.

Les LIÉGEOIS-PAGNERRE contenaient, dans un article sur les affaires d'Italie, ces lignes qui, par leur tournure hypocrite, étaient une véritable insulte à la papauté : "A Rome, M. Rossi est assassiné ; le pape Pie IX, ne se croyant pas plus en sûreté dans sa capitale, quitte les états romains." Ne dirait-on pas que Pie IX aurait dû se croire en sûreté au milieu de ses ennemis ! Décidément, M. Pagnerre n'aime pas le Pape ! Quant à moi, jamais vous ne trouverez dans mes Almanachs de pensées perfides ; jamais il ne m'arrivera d'atténuer le crime et de couvrir le meurtrier par des phrases ambigües.

Vous voyez que c'est mon devoir de vous faire connaitre ce qu'il y a à craindre dans la propagande des Almanachs, des LIÉGEOIS surtout. Car enfin, il ne faut pas que vous serviez, sans le savoir, les intérêts d'hommes qui ont fait tant de mal à la librairie de province ; il ne faut pas que vous soyez les agents d'une propagande qui doit engendrer l'anarchie et faire votre ruine.

D'autres LIÉGEOIS, fabriqués en province, à Troyes, à Montereau, à Moulins, et ailleurs, doivent aussi être l'objet de votre attention. Ouvrez ceux de Montereau. Parmi les fêtes patriotiques qui sont exaltées dans ces livres, on cite : "La fête commémorative du 21 janvier 1794, où chaque membre des autorités supérieures vint renouveler le serment de haine à la royauté. Celle du 21 janvier 1796, renouvelle du serment de haine à la royauté." Les mêmes Almanachs LIÉGEOIS exaltent, quelques pages plus bas, la fête populaire de l'Être Suprême.

Ainsi, ce sont les souvenirs de 93, ce sont les fêtes commémoratives du 21 janvier, c'est la Révolution dans ses excès qu'on rappelle à nos jeunes populations ; ce sont des serments de haine, sous l'invocation d'une date sanglante ; c'est Robespierre prenant Dieu sous sa protection, c'est son admirable discours, c'est tout cela qui forme la partie historique et morale de ces Almanachs LIÉGEOIS.

Quant à celui qu'on édite à Moulins, vous y trouvez, par exemple une recette pour rendre un mari fidèle, en prenant la moelle de la patte gauche d'un loup, dont on rempli un étui de velours incarnat ; vous trouverez aussi une recette pour détruire l'effet des sortilèges, en prenant des tiges d'armoise qu'on fait tremper pendant trois jours dans l'urine d'une fille vierge de 18 à 20 ans ! Bien plus, on y prédit des vengeances populaires ; on y promet, au nom du socialisme, l'abolition de tous impôts. Et celui qui adresse ces ferments de haine aux populations des campagnes, qui trouble les esprits par des idées sans logique et sans bonne foi, s'appelle Joigneaux, un faux paysan !

Le danger de ces Almanachs est sérieux ; je n'ai pas voulu lui laisser plus longtemps son monopole. Ce n'est pas une querelle de boutique que je fais là. Aussi ai-je établi l'an passé des Almanachs LIÉGEOIS plus beaux, mieux fabriqués et composés d'anecdotes morales et instructives, et moins chers que mes concurrents. Le succès a couronné mon entreprise : grâce à vous, mes chers confrères, j'ai vendu de 98 à 99.000 Almanachs ; je vous en remercie !

C'est pour généraliser la vente que je vais établir les PITTORESQUES. Il est une spécialité qu'il me faut aussi atteindre pour former un ensemble du but que je me propose : c'est de remplacer l'Almanach du Paysan publié par Joigneaux et celui que vend Pagnerre conjointement avec la librairie agricole, c'est à dire l'Almanach du Cultivateur, publié par les rédacteurs de la Maison Rustique dont Monsieur Bixio est le rédacteur en chef.

La presse a été unanime pour flétrir les doctrines immondes contenues dans ce dernier spécialement destiné aux campagnes ; et je vais vous faire juge du dégoût qu'elles ont inspiré :
"Le ménage qui fixe le père au sol par la famille est la pierre angulaire de l'égoïsme, le tombeau du dévouement. - Le renard, race infime, se marie pour nous apprendre à détester le ménage familial et morcelé, source de tous les vices et de toutes les misères. - La fidélité conjugale dont se targue le renard n'est que l'apanage des natures inférieures. - C'est la venue de la famille qui développe avec luxe, chez le père et la mère des renards, les instincts de pillage et de vol dont le ciel les a doués. Il en est de même chez les civilisés."

Voilà le projet que j'ai formé et pour lequel je viens vous demander votre concours. Je ne crains pas qu'on s'empare de l'idée, je craindrais plutôt qu'on ne la mutilât.

Je me résume. Je veux, mes chers confrères, contrebalancer l'influence de ces maximes criminelles ; en un mot, je veux établir des Almanachs LIÉGEOIS et PITTORESQUES en concurrence à mes adversaires, et j'ai l'honneur de vous annoncer, dès à présent, que je prépare un Almanach du Cultivateur pour remplacer celui ci-dessus, et un charmant PITTORESQUE pour l'opposer au Comique et au Prophétique. Rien de plus drôle, de plus comique, de plus prophétique, de plus désopilant, et de plus fantastique n'a encore paru : c'est un réactionnaire comme on n'en a jamais fait. - Je parle franchement, sûr de l'emporter ; et je pense qu'avec votre aide, si j'ai pu, l'an dernier, vendre 100.000 LIÉGEOIS, - LIÉGEOIS seulement, - Je pourrai avec du travail et des soins, en vendre 500.000 cet année.

Je suis, Monsieur et cher confrère, votre serviteur,

BOUTON.

15 mai 1850.

N.B. J'adresserai sous peu à MM. les libraires un échantillon de chaque feuille, texte et gravures."

Feuillet de 4 pages inséré dans le Feuilleton du Journal de la Librairie et de l'Imprimerie du 15 mai 1850.

Je vous laisse suivre les aventures de M. Bouton et l'histoire de ses Almanachs...

Pour évocation conforme,

Bonne soirée,
Bertrand

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