jeudi 9 juin 2011

Pratique de lecture à la Renaissance : le cas de l’archidiacre de Conques (1533).


Il est fréquent de trouver dans les ouvrages des XVe et XVIe siècle des notes marginales laissées par un lecteur studieux qui sont autant de preuves d’une lecture attentive du livre. Leur étude donne des indications précieuses sur la culture du lecteur lequel indique souvent les références de ses autres lectures, en même temps qu’elle révèle les centres d’intérêt de celui-ci. J’ai toujours été étonné par cette pratique alors que les livres étaient si chers à l’époque. Qui aurait l’idée aujourd’hui d’annoter au Bic ou de surligner au Stabilo un précieux exemplaire sur Japon, par exemple ?

Toutefois, je n’avais encore jamais rencontré d’ouvrage aussi patiemment annoté et colorié que cette édition de l’Histoire Romaine de Marcellin Ammien mise à jour d’après les manuscrits par Mariangelo Accursio.(Ammianus Marcellinus Rerum Gestarum), imprimée par Sylvain Otmar à Augsbourg en 1533.

C’est le hasard (pour ne pas dire le désintérêt des autres acheteurs !) qui m’a mis récemment entre les mains cet exemplaire, sans indication de provenance. L’honorable expert de la vente avait juste mentionné sur son catalogue « ex-libris manuscrit au dessus du titre ». Ce qui n’est pas faux, voyez plutôt :

Fig 1 Page de Titre du Marcellin Ammien avec ex-libris.


Évidemment, je ne m’attendais pas à pouvoir découvrir qui se cachait derrière ce Boerii, sinon qu’il était archidiacre dans une ville inconnue. C’était sans compter le gros travail réalisé par Matthieu Desachy à la fin des années 90. Alors stagiaire à la bibliothèque de Rodez, il s’est amusé (!) à recenser tous les exemplaires des livres portant l’ex-libris « Boerii Archidiaconis Conchensis ». Il a ainsi retrouvé une quarantaine d’exemplaires, dispersés dans huit bibliothèques publiques, ce qui lui a permis d’écrire un article passionnant sur le résultat de ses recherches et de cataloguer une partie de la bibliothèque de Jean Boyer (14.. – après 1546), archidiacre de Conques et aumônier-bibliothécaire du Cardinal Georges d’Armagnac. (1) Ce faisant, il a grandement facilité mes propres recherches, qu’il en soit remercié, je brulerai pour lui un cierge à Sainte Wiborade !

Fig. 2 Extrait d’une page dont un passage est mis en exergue par un dessin à l’encre rouge.


Fig. 3 Autre exemple de foliation à l’encre rouge.


Jean Boyer n’aurait pas forcément laissé de trace historique, s’il n’avait pas été ce bibliophile minutieux, amoureux des livres au point de faire de chaque exemplaire passé entre ses mains, un exemplaire unique. Né quelque part dans le dernier quart du XVe siècle, licencié en droit, il apparait dans les registres en 1508 lors de sa nomination à la charge de « Bayle des Anniversaires », une charge de gestion des biens du chapitre. Sa présence comme Archidiacre de Conques est attestée de 1508 à 1545, ce qui correspond aussi aux dates des éditions qu’il a lues et annotées.

Les habitudes de lecture de l’archidiacre Jean Boyer sont pour le moins atypiques : il souligne les passages qui l’intéressent à l’encre brune et il ajoute parfois un petit dessin arabesque dans la marge, une plume, un cœur, des feuillages, comme sur les figures 2 et 3. Il inscrit en marge un mot significatif de la phrase ou du paragraphe qui a plus particulièrement attiré son attention, d’une large écriture bien caractéristique. Ces mentions sont à l’encre brune ou parfois à l’encre rouge. Notre lecteur est un perfectionniste : il va jusqu’à rehausser ses propres annotations de touches de couleur pourpre ou d’or ! (cf. fig 5)

Plus fort encore, Jean Boyer a cherché à ponctuer le texte, à la justification trop serrée, pour le rendre plus agréable à l’œil et aussi plus facile à lire. Il a rehaussé ainsi de couleur jaune toutes les majuscules de la page et cela de la première à la dernière page de l’ouvrage ! Pour certains chapitres, il va passer son pinceau à deux reprises sur les lettres, d’abord pour barrer la lettre d’un trait rouge, comme le faisaient les enlumineurs du siècle précédent, puis il y ajoute une touche de jaune, assez rapidement après son coup de plume, car les deux couleurs se mélangent parfois pour former un camaïeu rouge et or. A raison d’une moyenne de 3 majuscules par ligne sur 42 lignes par page et 307 pages, cela représente 38 682 enluminures !! Pas étonnant qu’il ait écrit dans un coin de son St Jean Chrysostome : «Je scrivoys si durement que fasoys les muches rire » (J’écrivais si dur que les mouches étaient mortes de rire).

Fig. 4 Visiblement, Jean Boyer est intrigué par les bêtes étranges, comme les crocodiles et les hippopotames qui sont si peu fréquents à Conques. Il indexe leur nom en marge.


Fig. 5 Une page rubriquée en pourpre et or


Tous ces ajouts à caractère esthétique gardent une fonction pratique. En revanche, il semble bien que ce soit dans un but purement artistique ou par réminiscence des manuscrits enluminés que l’archidiacre a peint chacune des lettres de chacune des pages de titre des 31 livres de l’ouvrage, faisant alterner le rouge, le jaune et le vert olive. Il en profite aussi pour colorier très partiellement les lettrines historiées des têtes de chapitre, en jaune la coiffure des angelots et en pourpre le fond de la lettrine.

Le résultat de l’ensemble est, disons… original. Je vous laisse juger sur ces quelques pages d’exemples :

Fig. 6 Titre du Livre 17. Les lettres sont alternativement coloriées en Rouge, Jaune, Vert.


Fig. 7 Titre du Livre 18. On note parfois quelques oublis. Ici, deux lettres, qui auraient dû être peintes en rouge, manquent.


Fig. 8 Titre du Livre 29 L’alternance Rouge, vert, Jaune est immuable sur toutes les pages de titre. Correspondrait-elle aux couleurs de son blason ?


Cet exemplaire de l’histoire d’Ammien confirme que le contenu retrouvé de la bibliothèque de Jean Boyer était des plus varié. Peu d’ouvrages liturgiques ou juridiques, mais des livres d’humanistes (Désiré Erasme, Marcile Ficin, Thomas More, Conrad Gessner), des livres de patrologie, des livres de poésies latines ou d’orthographe et même le Bibliotheca Universalis de Conrad Gessner, dont les annotations prouvent que Jean Boyer s’intéressait aux dernières éditions publiées et qu’il devait certainement tenir la bibliothèque du Cardinal d’Armagnac. D’ailleurs, à la mort de ce dernier, une partie des ouvrages du Cardinal ira rejoindre la propre bibliothèque de son aumônier.

Jean Boyer avait bien l’esprit d’un bibliophile qui accumule des livres pour son plaisir immédiat mais aussi en pensant à la postérité. La meilleure preuve qu’il voulait interpeller les générations de lecteurs qui allaient lui succéder est qu’il nous a laissé son autoportrait dans la marge d’un de ses ouvrages, histoire qu’on ne l’oublie pas ; Ce portrait montre un homme au visage volontaire qui devait avoir un caractère bien trempé.


Fig. 9 Autoportrait présumé de Jean Boyer, archidiacre de Conques, découvert par M Desachy.


Fig.10 Encore un peu, et il aurait décoré les marges de fleurs et d’oiseaux !


Quatre des exemplaires recensés porte la mention du prix d’achat du livre qui va de 2 sous à une livre et dix sous, selon le format (les in-folio étaient les plus chers). Si la mention manuscrite de mon exemplaire est bien un prix, je lis - sans certitude - 2 livres 5 ss (2 l 5B, voir Fig. 1), ce qui en ferait l’ouvrage le plus cher de ceux sur lequel figure un prix. Il est vrai que cette édition est une histoire romaine, en partie princeps, et que Jean Boyer aimait beaucoup l’Histoire, notamment celle de Dion Cassius, comme il nous l’a confié en marge de son Érasme. Cela valait bien une petite dépense !

Bonne Journée
Textor

PS : Bertrand, je vous laisse voir s’il ne convient pas de colorier en jaune chaque majuscule de cet article !!

(1) « Je scrivoys si durement que fasoys les muches rire. Portrait de lecteurs : étude des exemplaires annotés de Jean Boyer, archidiacre de Conques, et de Jean Vedel, chanoine et official de Rodez (XVIe siècle) » in Bull. du Bibliophile 2001, n°2, pp. 270-314.

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