mercredi 30 mai 2012

De ces bibliophiles qui n’aiment pas les libraires, ou petit essai biblioethnographique.


Connaissez-vous beaucoup de bovins qui aiment les éleveurs qui leur feront passer de vie à trépas ? Connaissez-vous beaucoup de truites qui aiment les pêcheurs ? Connaissez-vous beaucoup de poissons rouges qui aiment leur bocal ? Connaissez-vous beaucoup de bibliophiles qui aiment leurs libraires ?

Ah ! J’en entends d’ici crier à la provocation, au scandale et à la mise en boîte ! Loin de moi cette idée. Je me disais simplement il y a quelques temps : est-ce si naturel qu’un bibliophile aime son (ou ses) libraire(s) ? Et la réponse ne m’a pas parue franchement si évidente.

Qu’est-ce qu’un bibliophile ? Un amateur, un curieux, un esthète, un éclairé des choses du livre, riche ou moins riche, parfois pauvre aspirant à devenir riche, parfois tour à tour les deux, qui aime, cherche et finit par trouver, les livres qui répondent à sa quête.

Qu’est-ce qu’un libraire ? un commerçant qui par définition est là pour répondre à une demande en proposant des produits à des prix qui lui permettront de poursuivre son activité tout en en tirant un plus ou moins grand bénéfice.

Ces deux entités peuvent-elles s’aimer ? Attention ! je ne parle pas d’amour charnel (encore que si l’on en croit les statistiques il est probable qu’un libraire tombe amoureux d’une bibliophile, voire l’inverse – mais c’est tout de même assez peu courant – et ça peut poser des problèmes…). Je parle de d’amour d’intérêt, de ce mariage d’honneur et de droits fondé sur la confiance de l’un envers l’autre, avec une parfaite harmonie dans les sentiments commerciaux pour la bonne marche du houleux ménage bibliophile-bibliopole.

Alors ? Est-ce seulement possible que ces deux là, aux aspirations si antagonistes de prime abord, puissent malgré tout convoler en justes noces pour les siècles des siècles ?

Cela me parait assez difficile dans la réalité des choses. Mais débâtons (tiens en parlant de bâtons...) un peu.

Le bibliophile, encore plus que l’amant, est par nature volage, et d’autant plus par les temps modernes qui courent. Car sa proie, le livre, le beau livre même, se trouve un peu partout dispersé, proposé à tous vents, et de belle façon. Internet propose au chasseur-bibliophile une palanquée de moyens et de subterfuges pour assouvir sa faim. Le bibliophile peut chasser plusieurs lièvres à la fois, sur plusieurs territoires, sans trop faire attention à ce que le libraire grégaire aura à lui proposer. Le bibliophile est non seulement volage mais encore lunatique, colérique et même parfois (pour ne pas dire souvent) bien pire encore. Comment s’en accommoder ?

Le libraire, encore plus qu’une maîtresse, est de nature possessive ; lorsqu’il tient un client, il n’aime pas le lâcher, et on le comprendra aisément lorsqu’on sait que c’est la survie de son revenu qui en est l’enjeu. Un libraire consciencieux aura soin de flatter sa clientèle pour qu’elle lui soit fidèle ad vitam eternam. Le bibliophile est souvent chagrin de cette situation qui l’emprisonne et demande souvent un peu d’air en allant flâner chez le libraire d’en face. Comment s’en accommoder ?

Bref, vous voyez bien que tout ceci n’est pas simple. Les bases du problème étant jetées à terre, il ne nous reste plus qu’à nous débrouiller avec ! Bibliophiles et libraires, dans une sorte de chasse commune, animés pourtant d’intérêts totalement divergeant, peuvent-ils vivre ensemble en totale harmonie ? Ou bien, finalement, ce couple n’est-il qu’un mariage de convenance, pour le profit de l’un et de l’autre certes, mais chacun tirant à hue et à dia ?

Je vous laisse vous faire votre propre opinion avec toute la philosophie et toute la modération qu’un tel débat impose aux plus exaltés d’entre nous. Ce qui est bien avec ce billet, c’est qu’il vous donne la possibilité d’être très franc (c’est assez peu à la mode) ou totalement hypocrite (c’est plus courant).

Nous traiterons tout aussi peu sérieusement, dans un prochain billet, la problématique inverse : De ces libraires qui n’aiment pas les bibliophiles.


Bonne journée,
Bertrand Bibliomane moderne

mardi 29 mai 2012

Lettres infernales : XIe lettre - Un libraire à ses associés (1738).


Qui a bien pu écrire ces Lettres écrites des Campagnes Infernales publiées sous l'adresse de Londres, aux dépens de la Compagnie, à la date de 1738 ? Ce sont 25 lettres au total, écrites depuis les Enfers aux mortels encore à la surface de ce monde. Ce sont des lettres curieuses qui portent des titres plus ou moins évocateurs comme Une femme à son mari, A un Ami de l'Île des Oubliettes, Pithagore à ses Disciples, Une Suivante de la Cour Infernale à son ancienne Maîtresse de la toilette de Proserpine, Folichonne, petite Chienne de Madame à sa chère Maîtresse, L'Ombre de ... aux Fainéants du Café de Pluton, Vairvert aux Dames de ..., etc.

Ces Lettres sont en réalité la troisième partie d'un ouvrage en trois parties dont le titre complet est L'Amour Magot. Histoire Merveilleuse. Les Tisons. Et Lettres écrites des Campagnes Infernales. Ouvrage de 179 pages tout compris hormis le titre imprimé en rouge et noir et un Avant-propos d"une page trois-quart. Les Lettres Infernales occupent les pages 77 à la fin (179). Voici un ouvrage des plus curieux, et semble-t-il, des plus rares. Le premier texte est une sorte de fable sur l'amour d'une jeune femme naïve pour un singe magot. Cette pièce occupe les page 1 à 54. A la suite on trouve Les Tisons (Les Tisons à Ariste), pièce assez courte (pp. 55 à 76), qui traite sous la forme d'une lettre à Ariste des Tisons et autres petits sujets brûlants qui peuplent les travers de l'âme humaine. Très joli texte d'ailleurs. Viennent enfin les fameuses Lettres Infernales qui occupent donc plus de la moitié du volume.

De l'auteur de ces trois textes ? Personne ne dit rien. Bien que ce volume porte l'adresse de Londres, les bibliographes et les catalogues de bibliothèques s'accordent à donner cette impression à la ville d'Amsterdam. On sait par ailleurs que ce volume sera réimprimé dès 170 sous l'adresse "Aux enfers" avec pour titre "Lettres infernales et Les tisons". Il est fort probable qu'on en sache jamais beaucoup plus sur cet ouvrage curieux sorti d'on ne sait quelle plume plutôt habile malgré tout.

Voici pour le plaisir, l'intégralité d'une de ces Lettres Infernales, celle écrite par un libraire à ses associés. Ce libraire est en enfer depuis dix ans ... il écrit à ses confrères encore en vie ... sur cet en bas bien différent et donne une liste d'ouvrages qu'il conviendrait d'éditer ... 


XI. LETTRE.

Un libraire à ses associés.

Du Ténaret, le 12 de la Lune.

Je suis descendu ici, comme vous le savez, avant d'avoir achevé la fameuse Critique du Monde entier. Cet ouvrage était à la vérité de longue haleine, puisqu'il fournissait cent volumes in-folio, dont la moitié critiquait & trouvait à redire de l'autre. Je me trouve ici tout désoeuvré. L'impression qui se fait ici sur du papier noir en caractère blanc, n'a pas cette vogue de là-haut ; parce que Pluton n'a pas le vrai secret de faire fleurir cet art, qui est de ne le permettre que sous des privilèges émanés de sa Cour même. C'est cette défense d'imprimer toute sorte de Manuscrits, & cette permission qu'il faut obtenir, qui fait toute la rocambole de l'impression. Bientôt des Diables remuants & subtils inspirent à d'autres Diables d'emprunter le nom de l'autre Monde, je veux dire d'Hollande & d'Angleterre, pour mouler les sottises qu'on veut débiter. Alors un Livre sans prents, je veux dire sans nom, sans titre, sans aveu, sans reliure, fraîchement sorti de la presse, fait la fortune de l'auteur & du vendeur. D'autres auteurs, plus avisés encore, font distribuer sous le manteau leurs ouvrages en manuscrit, & par cette manoeuvre rendent fameux un enfant mort-né, puisque l'impression serait son tombeau. Quoiqu'il en soit, sous savez, mes chers Confrères, combien je vous parle vrai, à présent que je vois toutes choses dans leur état naturel. Vous savez encore combien nous avons imprimé de ces sortes de Manuscrits dans des souterrains qui passaient pour vraies impressions de Hollande : & certainement, si Pluton réveillait aussi la curiosité des Curieux d'ici-bas, nous aurions encore sujet de ne pas nous ennuyer. Depuis le long temps que je suis descendu, il y a si peu d'ouvrages sortis de la presse, que j'ai honte de vous l'avouer. Cependant ce n'est que pour vous envoyer le Catalogue de ces nouveaux ouvrages, qu'il m'a été permis de vous écrire celle-ci.

CATALOGUE DES LIVRES NOUVEAUX DE L'IMPRIMERIE SOUTERRAINE.

Topographie du visage des Dames, ou l'Art d'y placer des mouches régulièrement, avec une Dissertation sur les différentes manières de rire de bonne grace, dédiée aux Femmes de chambre. Le tout composé par un Abbé de Cour. 4 volumes in Octavo.

L'Art de Danser revue, corrigé & augmenté, réduit en abrégé, & enrichi de médailles d'or par un Financier. Volume in Douze, doré sur tranche.

Dictionnaire des Mines pour l'intelligence du sens moral & littéral des grimaces des Coquettes, composé par un Petit-Maître. Volume in Quarto.

Abrégé de la Démonographie, ou le détail de l'intérieur de chaque Ménage, dédié aux Maris Confrères du Mont des Martirs. 2  Volumes in Folio.

Traduction des Institutes de Justinien en Langue Vulgaire, pour le soulagement des Magistrats qui n'entendent pas le latin. 3. Volumes in Douze.

Petit Traité de l'Epoque Amoureuse, qui fait sonner l'Heure du Berger après le Siècle d'Or. I. Volume in Seize.

L'Art des Parloirs, où l'on traite des graves Riens, des importantes Fadaises, & des mystiques Vétilles. I. Volume in Folio.

Nouveau Cuisinier Français, ou l'Art de se corrompre le sang & l'humeur avec ragoûts épicés, fricassés, pour servir de supplément à la Pratique de Médecine de Fernel, ancien Docteur de Montpellier. I. Volume in Douze.

Nouvelle Relation de la sanglante défaite des Anciens par les Modernes, fondée sur le système de la Nouveauté. I. Volume in Douze.

Manière de faire aux Dames des corps de jupes à ressorts, qui fait aller l'emble à une Gorge, le trot aux Amants, & le galop à leur Bourse, de l'invention d'un Tailleur de l'Opéra. Petit Volume in Seize, augmenté d'une petite Explication sur l'Art de faire des Robes qu'on peut friper & chiffonner sans qu'il y paraisse, par le même auteur.

Le Triomphe de Rien, ou Traité des Fadaises par le Vicomte de la Nigaudière. I. Volume in Douze.

Boussole Amoureuse, ou Carte Marine & Galante pour un Géographe des Pays-Bas de Cythère. 2. Volumes in Douze.

L'Art de feindre ou de politiquer, ou le grand Calendrier de la Cour dédié aux Courtisans. 2 volumes in Octavo.

Voilà, mes Amis, tout ce qui s'est moulé depuis plus de dix ans que je vous ai quitté. Pour la réussite, je veux dire le débit de ces Ouvrages, je n'ose vous assurer de rien.  Tout gît dans le goût, ou dans la fantaisie du Lecteur. Il est vrai qu'il en est de toute espèce, je veux dire dont le goût est très fantasque, ou dont la fantaisie est tout le goût. Adieu, mes Amis, mon temps de vous entretenir expire, je n'ai que celui de cacheter ma lettre, & de me cacher moi-même. S'il arrive quelque chose de nouveau & digne de vous être raconté, je vous en ferai part. Si quelqu'un de vos confrères vient ici, chargez-le de m'appendre ce qui se passe chez vous, & si ma Veuve travaille toujours à la presse avec des plumets, comme elle faisait du temps que j'étais son Relieur. Au reste, je savais si bien qu'il est impossible d'empêcher les Femmes de Paris d'être coquettes, que je n'en ouvrais pas la bouche là-haut. Bien différent de cet étourdi, qui ayant surpris Vénus avec Mars, éventa la honte de son lit, & mérita qu'on gravât son histoire dans les tabatières scandaleuses. Cet ignorant sans-doute ne savait pas que les Femmes du caractère de Vénus ne rougissent plus qu'à la toilette. Mais j'oublie moi-même qu'en cherchant à passer le temps à raconter ces bagatelles, le temps m'a passé, c'est pourquoi il être temps que je sois vôtre.

Ainsi s'achève cette amusante lettre qui n'est pas sans rappeler que le monde de la librairie n'est pas dépourvu d’auto-dérision. Même morts et en enfer, certains libraires nous font encore rire !

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

mercredi 23 mai 2012

Les reliures-objets de Daniel Knoderer exposées à la Médiathèque Jacques Prévert à Montbard (21). Entre Art et Littérature ...


Le mercredi est le jour des enfants ! Ce matin le programme était chargé. Pourtant le timing serré m'a permis en fin de course (c'est le cas de le dire) de passer voir l'exposition de reliures Daniel Knoderer à la Médiathèque Jacques Prévert à Montbard, tout près de chez moi. Patrie du grand Buffon, ville du TGV (qui me permet d'être à Drouot en tout juste un peu plus d'une heure), ville d'art et d'histoire comme on aime dire en France en général. Concernant l'histoire c'est certain que Buffon, avec son cabinet de travail dans la tour de son château et les Forges qui sont toutes proches (village qui porte le nom même de Buffon), concernant l'art, j'ai envie de dire que la ville fait ce qu'elle peut, qu'elle se démène pour animer ses rues et ses habitants d'un goût éclectique pour l'art dans tous les genres. Et ce n'est déjà pas si mal pour une petite bourgade de moins de 6.000 habitants. J'ai donc poussé les portes de la Médiathèque et, tout de suite à l'entrée, à droite, on pouvait voir des éclatements multicolores, des formes ahurissantes, et pour celui ou celle qui savait regarder, des livres ...


Qui est Daniel Knoderer ? Un artiste lui a été consacré dans l'excellente revue Art & Métiers du Livre (n°250 - octobre/novembre 2005). Je vous invite à le lire. La librairie Privat-L'art de voir présentait alors "une rétrospective des œuvres de Daniel Knoderer. Une sélection d'une soixantaine de reliures, réalisées entre 1977 à 2005, offre l'occasion de découvrir le travail de ce relieur longtemps marginalisé à la fois par le milieu et les collectionneurs."


"De formation très classique, Knoderer réalise d'abord des reliures « jansénistes » d'un grand dépouillement. Puis, dès 1977, il libère son imaginaire au profit d'un décor fantastique qui déborde le livre, le phagocyte. L'objet seul compte, oubliant le texte qui parfois ne peut être lu. Surgissent alors des assemblages/sculptures, mosaïques de matériaux étranges, hétéroclites, tirés de la vie quotidienne : lame de rasoir, morceaux de transistor, fils électriques, le tout, animé. Des livres que l'on doit voir de tous côtés, tuant à jamais la notion de bibliothèque." (Le Point - Publié le 02/03/1996).


L'atelier dans lequel travaille Daniel Knoderer n'est pas très éloigné de Montbard, à Molesme pour être exact. "Il crée des pièces uniques, expérimentales, à la fois sculpturales, picturales et musicales, à travers lesquelles s’exprime l’esprit inventif et fantasque de leur auteur. Ces livres aux formes inédites invitent au voyage et préparent à la lecture. Créateur de ces reliures originales qui sont de véritables œuvres d’art, Daniel Knoderer utilise tous les matériaux dont il dispose, les plus usuels qu’il détourne de leur fonction initiale et qu’il transforme au gré de sa volonté et de son imagination." (Le Bien Public - 17 mai 2012).

La revue de presse étant faite, le mieux est de se faire son idée par soi-même, de visu si possible. Que retient-on de prime abord de ces reliures fantasques ? La forme : Knoderer n'a aucune limite. Les plats des volumes peuvent tout à fait déborder, s'arrondir, devenir pointus, prendre du volume, rien ne l'arrête. La couleur : Knoderer utilise des couleurs vives, criardes, presque toujours mélangées pour faire comme aboutir à une explosion multicolore sans limite, encore une fois. Le livre : absent, très absent. Je serais bien en peine de vous dire le titre d'un seul des ouvrages sur lesquels étaient posés ses reliures explosives. Le livre, le contenu, le texte est littéralement balayé par l'enveloppe décorative. La présentation : les reliures sont parfois présentées à plat, ou debout, à vrai dire cela dépend de ce qu'il est possible de faire avec telle ou telle, car pratiquement aucun des volumes que j'ai pu voir n'a la forme traditionnelle d'un livre qu'on peut ranger dans une bibliothèque, que ce soit debout ou même à plat.


Alors ? Qu'ai-je vu ? Des livres ? Des livres-objets ? Des objets ? Des oeuvres d'art ? A vrai dire je préfère vous laisser répondre à cette épineuse question.


Je ne suis pas très connaisseur en matière d'art moderne. Je ne suis pas très amateur non plus. Pendant que je regardais cette exposition déroutante je ne pouvais m'empêcher de penser au fameux monochrome de Whiteman ou à ce mobile de Kundelitch, vous voyez ? Il y a quelques chose qui me gêne par dessus tout en matière d'art, c'est lorsque j'ai (en tant qu'observateur) la désagréable sensation que l'artiste s'est méchamment foutu de ma gueule (je ne trouve pas d'autre expression adéquate). Est-ce ici le cas ? Possible, ou pas. Quelqu'un m'a dit un jour qu'en matière d'art (et notamment d'art moderne) il fallait avoir constamment deux choses à l'esprit : la première étant que pour devenir un artiste reconnu, adulé, coté (disons le mot), il faut (et c'est impératif) "avoir le premier une idée complètement nouvelle et l'exploiter pour en faire une image récurrente" (par exemple les compressions de César, Bernard Venet avec ses sculptures d'acier rouillé gigantesques, etc). Bref, faire autrement, faire nouveau, imposer sa marque de fabrique. A vrai dire peu importe le sens, l'idée ou bien la beauté des choses : il faut faire sensation ! Et inutile de venir à la suite d'un César et de proposer d'autres compressions... c'est fini ! Inutile de vouloir faire du Knoderer après Knoderer, c'est fini ! Ainsi cela peut vous paraître difficile de devenir artiste et d'avoir une grande notoriété, mais en fait pas tant que cela. Il vous suffit de réfléchir un peu à ce qui n'a encore jamais été fait (repousser les limites de l'art - on assiste bien à cela) et vous y tenir. A vous de jouer !


Certains diront qu'ils voient bien où je veux en venir et que je suis un goujat inculte. Et ils auront probablement raison. Malgré tout, en ce qui concerne le livre, je reste attaché aux éléments suivants : un livre doit inviter à la lecture, pouvoir se tenir en mains d'une manière agréable et pratique, pouvoir se ranger et se prendre facilement sur les rayons d'une bibliothèque. Oui je sais, ça sent son vieux réactionnaire du centre, mais que voulez-vous, je suis encore de cette ancienne école qui pense que les livres sont avant tout fait pour être lus.



Qu'en pensez-vous ?

Je joins à cet article quelques unes des créations de Daniel Knoderer exposées et que j'ai pu voir ce matin.

Note : pour information, une reliure de Knoderer n'a pas trouvé preneur à la dernière vente ALDE du 15 mai 2012 à Paris. Voici le descriptif et la photographie de l'oeuvre. Estimation 10.000 / 12.000 euros.





KNODERER (Daniel).
Le Déluge. Reliure-sculpture d'environ 60 x 55 x 35 cm, composée de plaques modelées en plastique peint à l'acrylique de couleur rouge, bleue, jaune, et assemblées au moyen de boulons et d'écrous, entourant une structure en papier aluminium, ménageant une boîte fermée par un couvercle contenant un livre broché (Knoderer 1985).

Bourdois, Reliures d'art. Knoderer - 150 reliures, Bibliothèque historique de la ville de Paris, 1993. Importante sculpture accompagnée de 10 dessins-collages originaux de DanielKnoderer numérotés et paraphés par lui.
Au cœur de la sculpture, le sculpteur-relieur a disposé une boîte fermée contenant l'ouvrage et les dessins. Reliure réalisée pour : J. M. G. Le CLÉZIO.
Le Déluge.
Paris, Gallimard, 1966.
In-8, broché, sous couverture imprimée.
Édition originale.
Un des 85 exemplaires numérotés sur vélin pur fil Lafuma-Navarre, second papier.
Il a été signé et daté par le relieur sous la justification du tirage. Daniel Knoderer est l'un des relieurs contemporains les plus avant-gardistes, qui tire son inspiration des textes eux-mêmes : Toute l'atmosphère qui se dégage d'un livre s'impose à moi et je tente de la restituer à travers mes créations. ÉBLOUISSANTE COMPOSITION DE DANIEL KNODERER, REPOUSSANT LES LIMITES ENTRE SCULPTURE ET RELIURE DANS UNE VOLONTÉ D'INSÉRER SYMBOLIQUEMENT LE LIVRE AU CŒUR DE LA CRÉATION CONTEMPORAINE. Provenance : exposition « Cest Vrai », galerie Denis Bosselet, 1985. Quelques éléments détachés sont joints.

Bonne journée,
Bertrand Bibliomane moderne

Du  09/05/2012  au  09/06/2012 - 21500 Montbard 
DANIEL KNODERER : A REBROUSSE-POIL
du mercredi 9 mai au samedi 9 juin 2012 aux horaires d'ouverture de la bibliothèque et les samedis de 10h à 18h - fermeture le samedi 26 mai
Bibliothèque Jacques Prévert - Montbard
Totalement à rebrousse-poil dans son domaine, Daniel KNODERER, artiste-relieur, s'expose à la bibliothèque Jacques Prévert. Indomptable, baroque, inventif, jubilatoire sont des qualificatifs qui conviennent pour caractériser son art. Relieur, sculpteur mais aussi musicien, il est curieux par définition.
Tout public
Renseignements : 03 80 92 27 32

samedi 19 mai 2012

Texte rare : L'Hostel des Ragousts (1670) ou 310 vers à la gloire des plaisirs de la table au siècle de Louis XIV.


Être bibliomane c’est lire ses livres ! Et je le soutiendrai jusqu’à ma mort. Mais je dirais que c’est aussi lire des livres que tout le monde ne lit pas. Je dirais même plus. C’est sans aucun doute lire surtout des livres que les autres ne lisent pas. Pas par esprit de forfanterie ou par esprit d’hautainisme (oui je sais le mot n’existe pas, et alors ?), non, simplement parce que le bibliomane a cette curiosité qui l’entraine sur les chemins de traverse, au risque même de s’y perdre, souvent. Et quand on est libraire et bibliomane, il faut lire ses livres en essayant de trouver un intérêt pour chacun des livres que l’on compte proposer à la vente. Le libraire est un commerçant, mais un commerçant qui doit au moins montrer qu’il s’intéresse un minimum aux produits qu’il vend. Alors il faut débusquer dans la moindre petite chose imprimée ou manuscrite, ce qui suscitera à coup sûr, de l’intérêt chez le futur lecteur. Car point de doute là-dessus, les livres vendus seront lus ! Ainsi soit-il !

L’avantage des vers sur la prose, comme dirait M. Jourdain, c’est qu’on ne peut pas en faire sans le savoir, encore que … peut-on tout au plus en faire quelques uns lâchés au cours d’une soirée pour impressionner une assemblée la plupart du temps soumise et conciliante. Mais vous voyez-vous déclamer trois cent dix vers à la suite ?! Et tous sur le même thème !? La bonne chère ! La mise au pinacle de la table d’Epicure ! Les fastes de Bacchus et de Comus réunis pour un soir ! Et pourtant cela s’est fait.

Vers le milieu du XVIIe siècle, du temps des Sévigné, des Rabutin et autres princes de Conti, pour ne parler que de ceux qui étaient de la fête (une majorité de la population à cette époque préférant bêtement patauger dans la boue des cours de fermes et autres marécages nauséabonds des Dombes ou du Morvan), un versificateur resté anonyme a donné trois cent dix vers consacrés à ses deux muses : La dive bouteille et la bonne chère des ragoûts.

On trouve cette longue pièce en vers dans un recueil de poésies des auteurs du temps publié à Paris en 1670 … Recueil de poésies de divers autheurs etc (Paris, Augustin Besoigne, 1670). Ce recueil a paru pour la première fois divisé en trois parties en 1655. Cependant on ne trouve pas cet Hostel des ragousts dans cette première éditions de 1655. Il a dû être ajouté ultérieurement à d’autres éditions parues entre ces deux dates. Ou alors il parait ici, en 1670, pour la première fois. C’est un point que je n’ai pas encore réussi à éclaircir.

Voici l’histoire :

« Un cabaret, à Paris, avait pris le nom par excellence d’Hostel des ragoûts. Je ne sais lequel ce pouvait être ; mais, d’après ce que nous avons appris, je croirais volontiers que c’était celui de la Guerbois (situé sur la butte St-Roch). Quel qu’il fût, on y faisait bonne chère, si bien qu’un chansonnier du temps ne trouva pas indigne de ses stances la description de l’ordre observé dans cette gourmanderie illustre. » in Histoire des hotelleries, cabarets, hôtels garnis, restaurants et cafés, et des anciennes communautés et confréries d’hôteliers, de marchands de vins, de restaurateurs, de limonadiers, etc., etc., par Francisque Michel et Edouard Fournier. Tome second, Paris, Librairie Seré, 1851. (*)

Voici ce long poème in extenso (pp. 47-57 de l’édition de 1670) : 


L’HOSTEL DES RAGOUSTS.
STANCES

1.L’Hoste, donne une table ronde,
2.Une nappe & douze couverts,
3.Et qu’aucun rimailleur de vers
4.Ne s’en approche & ne la tonde ;
5.A ce rond qui n’a point de bout,
6.La place d’honneur est par tout,
7.Tréve de la cérémonie,
8.Ne choquons point la volonté,
9.Que la contrainte soit bannie,
10.Et que chacun de nous vive en sa liberté.

11.Nous soûpirons plus pour Silvie,
12.Laissons ce beau titre d’Amant,
13.Ce soin qui gesne incessamment
14.Trouble l’estat de notre vie,
15.Puis l’image de ses appas
16.Nous vient troubler dans le repas ;
17.Et le nombre de ses merveilles,
18.Par une aimable illusion,
19.Se mettre parmy nos bouteilles.
20.Et nous invite à boire à cette passion.

21.Ces empressemens sont infames,
22.De s’atacher si fortement,
23.Qu’on n’aye pas un seul moment
24.Qu’on ne soit au cul de ses femmes :
25.L’amou legitime me plaist ;
26.Mais je trouve l’autre si laid,
27Et ses loix me sont si severes,
28.Que j’ay plaisir à oublier :
29.Si j’aime, j’ayme ces Commeres
30.Qu’on a coiffé de chanvre, & revestu d’ozier,

31.Ne charbonnons point la muraille ;
32.Ce n’est que le papier des foux,
33.Ou le registre des Filous,
34.Des gourmans & de la canaille ;
35.Garçon, apporte-nous du pain,
36.Donne de l’eau lavons la main ;
37.Je voy que l’Hoste s’achemine,
38.Il est midy, ça plaçons-nous ;
39.Ces bouteilles ont bonne mine,
40.Garçon, mets nous à part & ce gris & ce doux.

41.De cette machine sanglante
42.Nous pouvons faire un bon repas,
43.Mais qu’on ne nous refuse pas
44.Cette grande pièce tremblante ;
45.Bœuf, magazin de nos écots,
46.Donne la moëlle de tes os,
47.Le goust de ta chair étouffée,
48.De ta langue & de tes filets,
49.Te feront dresser un trophée,
50.Si pour le célébrer tu prestes tes palets.

51.Plats des plats le plus souhaitable.
52.Mais aussi le plat le plus cher
53.D’où l’avare n’ose opprocher
54.Que franc d’écot à nostre table ;
55.Ordonnée confusion
56.De précieuse expression,
57.Magnifique & riche assemblage
58.De jus, de crestes, d’intestins,
59.Placez-vous, parfumé potage,
60.Bisque pompeusement venez à nos festins.

61.Quintessence toûjous plaisante,
62.Beaume charmant de nostre cœur,
63.Brazier coulant, douce liqueur,
64.Boisson musquée & ravissante,
65.Source de liesse & d’appas,
66.Souverain Prince du repas,
67.Sucre, present de la Nature,
68.Beau Frontignan, que de mortels
69.Font de leurs corps ta sepulture,
70.Quand de mille biscuits ils ont fait tes Autels !

71.Foureau de graisse assez commune,
72.Belles entrailles de pourceau,
73.Joly pacquet, friand rouleau,
74.Tres-ravissant quand on déjeune,
75.Bien farcis d’anis & de thin,
76.Venez-vous-en de bon matin,
77.Vous trouverez chez nous la joye.
78.Des plus excellens Biberons ;
79.Aimables Andoüilles de Troye,
80.Venez, pour vous manger, nous vous dépoüillerons.

81.Epaisse liqueur de nos Vignes,
82.Beau mélange d’ingrediens,
83.Compagnes de morceaux friands,
84.Et de nos ragousts plus insignes
85.Impercevables petits grains,
86.Pardonnez-moy, si je me crains
87.D’un coup dont on ne prend pas garde,
88.Auquel vous estes destinez,
89.C’est en effet bonne moutarde,
90.Qu’il en est peu que vous ne preniez par le nez,

91.Orgueilleuse & belle éminence.
92.Superbes mets, Gigot fessu,
93.Present digne d’estre receu,
94.Glorieux Jambon de Mayence,
95.Admirable & riche aliment,
96.Des festins le bel ornement,
97.Jambons de Soule & de Bayonne,
98.A la façon des vieux Guerriers,
99.Suivez Bacchus, fuyez Bellonne.
100.Et venez nous trouver tous chargez de Lauriers.

101.Douce amertume de Provence
102.Surnageante & legere humeur,
103.Solide corps, verte liqueur,
104.Fruit pacifique, aimable essence,
105.Lenitif sacré des humains,
106.Qui rend nos corps souples & sains,
107.Olives & fermes & meures,
108.Boutons en cœur roulez chez nous,
109.Symboles de nos avantures,
110.Puis qu’on trouve chez nous & l’amer & le doux.

111.Innocent morceau de Village,
112.Que les Juifs ne mangent jamais,
113.Jeune animal, & tendre mets
114.De nopces & de compérage,
115.Petit grondeur, joly Pourceau,
116.Apporte-nous ta rousse peau,
117.Ton petit groin, tes deux oreilles,
118.Et de tes quatre pieds rostis
119.Faits de rages & des merveilles ;
120.Car sans toy nos festins ne sont point assortis.

121.Prémices de nos Jardinages,
122.Petits chefs-d’œuvres du Printemps,
123.Que mes yeux se trouvent contens,
124.Quand vous couronnez nos potages !
125.Poinçons molets & savoureux,
126.Doux javelots des amoureux,
127.Asperges les Reynes des herbes,
128.Qu’à plaisir nous vous épargnons,
129.Quand vous venez à belles gerbes
130.Vous placer sur la bisque en forme de rayons.

131.Toy qui rends nostre couche mole,
132.Qui de ta robe faits nos lits,
133.Et qui plus blanche que les Lys
134.Serviez de garde au Capitole ;
135.Toy qui donne aux Escrivains
136.Le leger meuble de leurs mains,
137.Accours & viens à nostre joye,
138.Oyseau d’un éternel caquet,
139.Te goustant, & ta petite oye,
140.Je diray que Monoye a fait tout ce banquet.

141.Belle farce de viande hachée,
142.Estuy plein d’épice & de chair,
143.Où l’artifice fait cacher
144.Une excellence dessechée
145.Gros Saucisson, fumé Boudin,
146.Puissant chable à tirer le vin,
147.Délicatesse bien aimée,
148.Beaux Cervelats tant desirez ;
149.Enfin, apres vostre fumée,
150.Nous sentons que vos feux nous ont bien alterez.

151.Ennemis de l’Agriculture,
152.Dangereuse production,
153.Visible malediction,
154.Poison caché de la Nature,
155.Potiron rouge, noir & blanc,
156.Corrupteur du foye & du sang,
157.Champignon qu’on ne sçait connestre,
158.Quand vous serez bien fricassez,
159.Qu’on vous jette par la fenestre,
160.Encor par des frians vous serez ramassez.

161.Fruit des fruits le plus agreable,
162.Pomme d’or, ouvrage des Cieux,
163.Fruit venu du banquet des Dieux,
164.Pour regner dessus nostre table ;
165.Admirable objet de nos sens,
166.Dont les ragoust si ravissans
167.Nous rendent de si bons offices,
168.Qu’ils raniment les demy-morts,
169.Pour arriver à nos délices,
170.Orange, venez nous donner nos passe-ports,

171.Gibier que pas un ne seconde,
172.D’un vol fier & précipité,
173.Venez à nostre gayeté
174.Dans ce repas ou tout abonde,
175.Nous benirons ce digne jour
176.Que vous fustes par nostre amour
177.Aussi bien volée que prises ;
178.Mais en Montjoye élevez-vous,
179.Grosses Perdrix rouges & grises,
180.Et vous rapporterez tout l’honneur des ragousts.

181.Il faudrait garder le silence,
182.Sur tout ne se vanter jamais,
183.De l’excellence de ces mets,
184.Que sont une si belle essence ;
185.La Nature & l’Art sont icy,
186.Pour soulager nostre soucy,
187.Les Veuves, les Femmes, les Filles,
188.Soûpirent pour ces alimens
189.Qui composent nos beatilles,
190.Comme les vrais témoins de leurs contentemens.

191.Unique, claire & nette glace,
192.Petit abregé de la Mer,
193.Où l’on ne voit jamais ramer
194.Que les cueillers de bonne grace,
195.Exquis aliment de cristal,
196.Elixir de maint animal,
197.Transparant bassin de gelée,
198.Riche miroir, approchez-vous,
199.Et paroissez dans la meslée
200.Le ragoust le plus beau & le plus sain de tous.

201.A ce glou glou de nos bouteilles,
202.Nous employons un riche temps ;
203.Mais pour être mieux écoutans,
204.Pourceau, preste nous tes oreilles,
205.Que ta bajoüe y soit aussi,
206.Que la fumée aye noircy ;
207.Preste nous aussi ton échine,
208.Tes saucisses & ton museau,
209.Les ragousts de nostre cuisine,
210.Ne sçauroient faire un pas säs tes pieds de Pourceau.

211.Nos machoires n’ont point d’entraves,
212.Ny nostre gosier interdit,
213.Mesme depuis qu’on nous a dit
214.Que c’est icy du Vin de Graves,
215.Je n’en voy pas d’ébahy
216.Depuis qu’on boit du Vin d’Ay ;
217.L’Hoste, est-ce point de Barsuraube,
218.Monsieur, c’est du clos d’Avenet,
219.Il est excellent, Dieu me saube,
220.Jamais Dieu bibans je n’en bis de si net.

221.Galimafrées succulentes,
222.Pots pourris, aigus Artichaux,
223.Vous ornemens de nos écots,
224.Tortües toûjours excellentes,
225.Ortolans, Tourtres, Perdreaux,
226.Lapreaux, Cailles, Faisandeaux,
227.Outardes, ravissante proye,
228.Eguillettes d’Harans sorets,
229.Vous luisant passement d’Enchoye,
230.Venez pour assortir nos plus riches banquets.

231.Petits habitans de montagnes
232.Qui vous paissez de serpolet,
233.Qui cachez sous un poil folet
234.Le meilleur morceau de campagne,
235.Venez petits Caprioleurs,
236.Vestus de vos grises couleurs,
237.Quittez la grotte souterraine,
238.Où vous courrez dix mille hazards,
239.Venez bons Lapins de Garene,
240.Pour éviter icy les ruses des Renards.

241.Familier aliment d’yvrogne,
242.Remede contre le dégoust,
243.Sublime pointe du ragoust,
244.Theriaque de la Gascogne,
245.Seul antidote des Manans,
246.Qui multipliez tous les ans,
247.Teste de feu, flame massive,
248.Aimant du blanc & du clairet,
249.Ail penetrant, fournaise vive,
250.Venez nous échauffer dedans le Cabaret.

251.Paste de lait, masse caillée,
252.Gasteau cremé, morceau Royal,
253.Superbe mets & sans égal,
254.D’une forme bien travaillée,
255.Belle figure du Soleil,
256.Goust ravissant & nompareil,
257.Volume sorty de la presse,
258.Formage qui s’anéantit,
259.Rocquefort, que je caresse,
260.Meule, viens t’en chez nous éguiser l’appétit.

261.Belle prise de nostre chasse,
262.Muraille faite sans ciment,
263.Prison de paste de froment,
264.Bastion fait de bonne grace,
265.Corps fuyard anatomisé,
266.Cachot dextrement déguisé,
267.Pasté, mobile sepulture,
268.Lièvre de goust-tres-rehaussé,
269.Fais-nous gouster un peu l’injure
270.Et le tort qu’on ta fait de t’avoir des-osse.

271.Toy qui porte laisse si forte,
272.Qui dans la bouë & les marets,
273.Avec tes fuzils & tes rets,
274.Te laisse prendre ou vive ou morte,
275.Que sans faire nos chiens roder,
276.Souffre qu’on te puisse brider,
277.Et t’enlever de bonne grace,
278.Pour faire juger de ton goust,
279.Viande noire, triste Becasse,
280.Viens avecque tes sœurs faire un nouveau ragoust.

281.Pour cette claire friandise,
282.De ce Medecin tant vanté,
283.Après avoir un peu chanté,
284.Nous en ferons plus d’une prise,
285.De cet Ypocras blanc & gris
286.Que chacun boive à sa Cloris,
287.Aussi bien la Crapule est faite,
288.J’apperçoy que les Plats sont nets,
289.Et que pour sonner la retraite
290.On vient de nous servir un bassin de cornets.

291.S’il restoit quelque chose à dire
292.Pour l’excellence du banquet,
293.Que sur la fin nostre caquet
294.Soit éloigné de la Satyre,
295.Encore qu’il soit bien permis
296.De railler un peu ses amis ;
297.Mais que ce soit de telle sorte,
298.Que le vin, ny la passion,
299.Ne nous trouble & ne nous emporte,
300.Et que le jugement fasse nostre action.

301.Parmy ces cheres magnifiques,
302.Mon cher Baron, je vous promets
303.Que je n’en puis gouster les mets :
304.Si j’y vois ces Academiques,
305.Ces Esprits à censurer tout
306.Ne furent jamais de mon goust.
307.Si mes vers sentent la Gascogne,
308.Et ne sont pas assez polis,
309.Je les dédie à quelque yvrogne,
310.Lequel rotant, dira, ces Vers sont bien jolis.

Evidemment cela paraîtra à la plupart d’entre vous d’un indigeste crasse voire désuet, mais il me paraissait amusant de reprendre dans son intégralité une pièce en vers aussi conséquente, entièrement tournée vers les arts de la table, qui plus est au XVIIe siècle, en sachant qu’à ma connaissance, ni Gérard Oberlé, ni Vicaire dans leurs si intéressantes bibliographies de la « bonne bouffe » n’en font mention. J’ai pu ne pas les voir, Gérard Oberlé, s’il nous lit, aura plaisir à me détromper et à nous donner son avis sur ces vers.

Je suis certain cependant que la mise en ligne des ces vers gourmands plaira à une petite minorité d’amateurs avertis de la question des plaisirs de bouche. Alors mon travail de recopiage n’aura pas été complètement inutile.

Bon appétit bien sur !
Bertrand Bibliomane moderne

(*) « N’allez pas croire que le cabaret de la Guerbois fût un cours permanent où la bonne chère ne servait que de prétexte à de doctes méditations. La gourmandise n’y était en aucune façon ni pédante ni gourmée. On y savourait avec théorie d’accord, mais on n’y mangeait aussi avec la vigueur d’un bon appétit pratique. Quelquefois même l’ivresse franche et joyeuse, l’ivresse du peuple, la bonne, pouvait s’y gagner ; et alors, vraiment, la noble taverne devenait aussi bruyante, aussi pleine de tumulte, de chants joyeux et de jurons que la plus triviale guinguette des faubourgs.
Un soir, le prince Henri de Bourbon, fils du grand Condé, y fit pareille débauche, avec quelques seigneurs ses familiers. Au dessert, tout le monde déraisonnait : les uns parlaient de la cour, les autres du théâtre ; les uns des dames de la reine, les autres des filles de la rue du Chantre ; ceux-ci de leurs valets, ceux-là de leurs chiens. Mais ce qui dominait le désordre de toutes ces conversations croisées, c’était une dissertation verbeuse de M. de Conti sur l’appétit de ses bassets. (…) » (ces propos ont été rapportés dans une rarissime plaquette imprimée à Dijon en 1693 intitulée : L’art admirable de la Guiche pour manger méthodiquement un membre de mouton pendant que douze heures sonnent.)

mardi 15 mai 2012

L'estampe mystérieuse ... Livres d'occasions etc.


état en noir avec remarques


Cher amis,

En bibliopolis, on sait qu'on ne saura jamais tout, et c'est bien là tout le sel de l'affaire. Car voyez-vous, je crois que si les bornes du paysage bibliophilique étaient finies, cela cesserait tout à coup de me passionner au point tel que je crois bien que j'aurais l'envie de me tourner vers une autre passion (je ne sais pas moi... trader ou assureur automobile peut-être... ou bien entomologiste). Bref, il s'avère que c'est une passion sans bornes et c'est tant mieux !

Ainsi, un des derniers livres qui vient de rejoindre les rayonnages de ma librairie (pas ma bibliothèque personnelle), anodin de prime abord, même si imprimé sur un très beau papier japon ancien à la forme, n'avait jusqu'à hier, pas franchement retenu mon attention plus que cela. Et pourtant... en y regardant de plus près, cet ouvrage moderne illustré par un grand artiste dont je vous laisse découvrir le nom, a donné une illustration très jolie, et qui parle forcément à tous les libraires, bouquinistes, bibliophiles ou autres aficionados du bouquin.

C'est une jolie eau-forte présente ici en quatre états. Un état en noir terminé, un état en noir non terminé, un état avec remarque en bistre et un état du cuivre rayé (pour bien montré qu'à l'issue du tirage complet le cuivre devient inutilisable et ne peut donc pas servir à un nouveau tirage).

Je vous laisse admirer la composition de l'artiste et faire preuve de toute votre sagacité et de toute votre curiosité pour réussir à trouver le nom de l'artiste et l'ouvrage en question (auteur, titre et édition).


état définitif



cuivre rayé



état en bistre avec remarques


C'est également pour moi l'occasion de mettre en ligne dans un même billet quatre états d'une même estampe.

Je ne sais pas pourquoi mais je miserais bien ma chemise sur Calamar pour trouver la solution de cette devinette !

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

lundi 14 mai 2012

Les éditions romantiques des « Souffrances du jeune Werther ».

En 1774, paraît « Die Leiden des jungen Werthers », un des premiers écrits d’un jeune inconnu de 25 ans, Johann Wolfgang Goethe, fils de Johann Caspar Goethe, jursite, et de Catharina Textor, issue de la noblesse de robe. Ce roman épistolaire, qu’on ne présente plus, emblématique du courant « Strum und Drang », précurseur du romantisme, le rend immédiatement célèbre dans l’Europe entière. L’histoire malheureuse de la passion amoureuse de Werther pour Lotte, fiancée de son meilleur ami, se termine mal, par le suicide de Werther. Le roman sera accusé d’avoir provoqué une vague de suicides... Johann Wolfgang sera ennobli en 1782, et s’appellera donc von Goethe à partir de ce moment.

Plusieurs traductions en français paraissent dès 1774, à Paris. En 1776 paraît une édition illustrée par Daniel Chodowiecki, l’illustrateur des premières éditions allemandes, chez Dufour et Roux, à Maestricht. Cazin le publie en 1784, sous le titre « Passions du jeune Werther ».

En 1809, paraît la première édition, chez Didot l’aîné, traduite par le comte Henri de la Bédoyère. Il s’agit d’un in-8, illustré par trois gravures en taille-douce d’après Moreau le Jeune, dont une en frontispice, par Simonet et De Ghendt.  Il a été tiré quelques exemplaires sur papier vélin avec les figures avant la lettre, et ces gravures existent à l’état d’eau-forte pure.


Moreau le Jeune, vignette pour « Les Souffrances du Jeune Werther », Didot 1809, épreuve avant la lettre (signature au trait), gravée par Simonet.

 Moreau « le Jeune » (il continue à se nommer ainsi, pour se distinguer de son frère aîné, mort trois ans auparavant) a alors 68 ans. Certains critiques indiquent que dans cette période il n’est pas aussi à l’aise que dans sa jeunesse, que son style est trop emphatique, peu naturel. C’est sensible sur la gravure de l’oiseau. Mais il est encore capable de belles réalisations, comme le montre la gravure du verre d’eau.


Moreau le Jeune, vignette pour « Les Souffrances du Jeune Werther », Didot 1809, épreuve avec la lettre, gravée par De Ghendt.

Ces illustrations sont anachroniques : les costumes sont ceux de l’époque de publication, soit 35 ans après l’époque du roman. Ils n’ont plus rien de commun avec l’ancien Régime, et correspondent bien au romantisme de l’ouvrage.




Une autre traduction paraît en 1844, sous le simple titre de « Werther », par Pierre Leroux, chez Hetzel, en 1844. Cette édition in-8 est illustrée de 10 eaux-fortes de Tony Johannot, avec son nom gravé à la pointe. Elles sont tirées avant la lettre sur chine appliqué. Dans les réimpressions, elles sont avec la lettre.


Tony Johannot, vignette « du verre d’eau », pour « Werther », Hetzel, 1844, gravure sur chine appliquée, avant la lettre.

On peut comparer les traitements de Johannot et de Moreau : l’un traite son sujet de façon classique, tout en modernisant les costumes décor, et l’autre au contraire le traite de façon romantique, en s’attachant à la vérité des habits...


Tony Johannot, vignette « du clavecin », pour « Werther », Hetzel, 1844, gravure sur chine appliquée, avant la lettre.

Tony Johannot (1803-1852), d’origine allemande, avec son frère Alfred, est le digne représentant, voire le chef de file, des illustrateurs romantiques. Son nom est associé aux grandes réalisations de cette époque : le Paul et Virginie de Curmer (1838), les Français peints par eux-mêmes (1840), le Voyage où il vous plaîra (1842)...  Dans cette suite, Tony Johannot s’est attaché à respecter les costumes et décors de l’époque du roman.


Tony Johannot, vignette « du clavecin », pour « Les Souffrances du Jeune Werther », Crapelet, 1845. Si l’atmosphère n’a guère changé, le parti pris est différent : comme Moreau, Tony Johannot adapte la scène à la période contemporaine.



Page de titre des « Souffrances du jeune Werther », Crapelet, 1845. On devine la décharge d’une gravure sur la page de titre. Il s’agit de la gravure du Clavecin, qui a été reliée à une autre page du livre.


En 1845, 34 années après la première édition, le comte de la Bédoyère fait paraître une nouvelle traduction, chez Crapelet. Dans la préface il indique que « cette traduction des Souffrances du jeune Werther est moins une seconde édition, comme le titre l’annonce, qu’une traduction nouvelle ». Cette édition in-8 contient 4 eaux-fortes hors texte de Burdet d’après Tony Johannot. Cette fois-ci, Tony Johannot, comme avant lui Moreau, a modernisé les décors et les costumes. Par contre, il a peu modifié l’esprit des scènes représentées.


Tony Johannot, vignette « de la visite au Pasteur », pour « Werther », Hetzel, 1844, gravure sur chine appliquée, avant la lettre.



Tony Johannot, vignette « de la visite au Pasteur», pour « Les Souffrances du Jeune Werther », Crapelet, 1845.


Ce sont les trois seules éditions recensées par Carteret, pour la période romantique. Il note au sujet de cet ouvrage, qu’ « on a souvent inséré dans les livres du début du XIXe une macédoine de gravures, mode de l’époque qui rompait un peu trop l’homogénéité ; la comparaison des mêmes sujets traités inférieurement nuisait généralement à la suite qui illustrait le livre, quand elle avait des qualités. Cette mode qui tournait à la manie est heureusement tombée en désuétude au XXe siècle. »

Effectivement, on trouve des exemplaires regroupant des tirages divers de ces suites, avec d’autres gravures, notamment des portraits, poussant parfois le nombre total de gravures à des sommets.

L’exemplaire personnel du comte de la Bédoyère regroupe par exemple 45 gravures, dont la suite de Tony Johannot pour Hetzel, la suite du même pour Crapelet, en trois états, et la suite de Moreau. Cet exemplaire dans une reliure signée Trautz-Bauzonnet, est en vente actuellement chez un grand libraire parisien, pour 2300 euros.
Un autre exemplaire, proposé 1600 euros chez un autre libraire, relié de maroquin rouge signé de Perreau, regroupe la suite Crapelet de Tony Johannot en 4 états : avec la lettre, avant la lettre sur chine, avant la lettre sur blanc, eaux-fortes pures, la suite Johannot pour Hetzel, et la suite Moreau, en deux et trois états pour l’une d’entre elles.

Le catalogue Morgand-Fatout, aimablement mis à disposition par Bertrand, indique pour sa part une dizaine d’exemplaires. Augmentés de suites diverses, ils sont reliés de maroquin par les grands noms de la reliure de l’époque, Chambolle-Duru, Capé, Cuzin, R . Petit.

L’exemplaire présenté ici contient la suite de Moreau en deux états, avant la lettre et avec la lettre, la suite de Tony Johannot pour Hetzel, avant la lettre sur chine, et bien sûr la suite de Tony Johannot pour Crapelet. On peut retracer une partie de son parcours.


Goethe, « Les Souffrances du jeune Werther », Crapelet, 1845, maroquin brun de Allô.


Il a été relié par Allô, en maroquin brun. Paul Charles Allô est actif entre 1860 et 1890.   


Dentelle intérieure, avec la signature de Allô.


Un exemplaire correspondant à cette description figure dans le catalogue Morgand-Fatout sous le numéro 26788 (année 1895).


Extrait du catalogue de la librairie Damascène Morgand, 1895.


Est-ce le même ? on est fortement tenté de le croire...
Cet exemplaire a ensuite fait partie de la collection de Antonio Santamarina, dont il porte le cachet sec sur la page de titre.


Cachet sec du collectionneur Antonio Santamarina.


Cet homme politique argentin, président de l’Academia Nacional de Bellas Artes, grand collectionneur (1880-1974) a vendu sa bibliothèque en 1955, à Bueno Aires. Mais je n’ai pas trouvé son catalogue (à part sur des sites de ventes). On ne peut donc pas vérifier s’il y figure.

Bonne journée,
Calamar

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