lundi 29 septembre 2008

Petite dissertation sur la condition des livres romantiques


Voyons un peu la vision d’un membre du cénacle des bibliophiles-bibliographes en 1886 au sujet de la reliure des ouvrages romantiques, M. Jules Brivois.


« Un certain nombre d’ouvrages qui étaient à la vente Collin (1), reliés, se retrouvaient à celle-ci (vente de M. Dugoujon), brochés, où ils se sont vendus quelquefois plus cher ; exemple : les Iambes, de Barbier, édition originale. Vente Collin, 90 fr. Vente Dugoujon (2), 125 fr. Doit-on en conclure qu’il ne faut pas faire relier ses livres ? Nullement. D’abord il est évident qu’un livre relié ne se fatigue pas comme un livre broché, à moins d’avoir pour ce dernier des soins auxquels peu d’amateurs veulent s’astreindre ; ensuite, quand vous faires relier, c’est pour votre satisfaction personnelle, n’est-ce pas, et point du tout en vue d’une spéculation ultérieure. Si les hasards de la vie vous amènent à vous défaire de vos livres, eh bien, advienne que pourra, tout au moins vous en aurez joui ; s’ils sont bien habillés, vous aurez fait preuve de goût.


Reliure signée Purgold, vers 1825


Le compte-rendu de la vente Collin qui précède est typique, en ce sens qu’il indique – en outre de la date et du format – la condition du livre, c’est-à-dire s’il est à toutes marges, non rogné (non rogné ne veut pas dire à toutes marges, qui est le nec plus ultra), ou doré sur tranches ; broché, cartonné ou relié ; et dans ce dernier cas le genre de reliure quand elle est signée Bauzonnet, Brany, Capé, Cuzin, Lortic, Marius Michel, Thibaron, Trautz-Bauzonnet…, et ceci m’amène tout naturellement à parler de la manière dont quelques amateurs font habiller les auteurs contemporains et particulièrement les romantiques.


Quand je leur demande : Qu’avez-vous fait de ce bel exemplaire broché d’Eugénie Grandet en édition originale, que vous avez eu la bonne fortune de trouver l’autre jour, ou des poésies de Musset, etc. ? Ils me répondent : Je l’ai donné à cartonner… A cartonner ! C'est-à-dire que l’ouvrage n’est plus broché, mais qu’il n’est pas encore relié ; il est ainsi dans une espèce de purgatoire, attendant que l’on soit décidé à l’habiller suivant ses mérites. Croit-on vraiment qu’une riche reliure, ou même une mosaïque, serait déplacée sur les ouvrages dont je viens de parler ? sur l’édition originale des Chansons de Béranger ? de Mademoiselle de Maupin de Th. Gautier ? de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo ? etc., etc. A cartonner !... Mais si les amateurs des siècles derniers avaient fait cartonner, vous n’auriez pas ces merveilleux spécimens que vous connaissez. Faites donc relier somptueusement la fine fleur des romantiques, certainement plus intéressants à tous les points de vue que pas mal de livres à figures du XVIIIe siècle, que l’on est tout étonné, malgré leur peu de mérite, de rencontrer habillés de maroquin.


Oh ! Je sais bien que l’on me répondra : « Mais quelle reliure choisir ? Il n’y a point d’ornements ni de fers XIXe siècle, les relieurs ne font que copier les anciens ; quant aux essais que nous connaissons, ils ne nous charment guère. » Soit, mais ma réplique est toute prête. S’il n’y a pas encore de reliure genre XIXe siècle bien caractérisée, c’est la faute des amateurs ; oui certes ; si au lieu d’encombrer les ateliers de Trautz-Bauzonnet, pour ne citer que celui-là, d’ouvrages anciens dont on avait cassé la reliure et qui attendaient un habit neuf – j’en connais qui l’ont attendu longtemps, cet habit et qui ne l’ont pas eu, - on eût dit à ce maître : Combinez une ornementation, trouvez des fers ; inventez une reliure nouvelle qui portera votre nom : il l’eût trouvée, cette reliure et exécutée dans la perfection. Trautz n’est plus… Mais il y a encore d’excellents relieurs – il y en a eu de tout temps – excitez leur émulation, donnez-leur des conseils, ouvrez un concours…, et alors vous ferez relier vos livres, au lieu de les affubler d’un vulgaire cartonnage qui n’est bon que pour des ouvrages sans valeur. Trauz a relié des romantiques : l’exemplaire de Mademoiselle de Maupin, de la vente Collin, portait sa signature. Il était en maroquin rouge, dos orné fil., tr. dor, a été vendu 1.085 fr. Ce prix eût été décuplé peut-être, si cet ouvrage avait été recouvert d’une mosaïque et doublé. (…) »


Reliure signée Boutigny, vers 1825

Extrait de la Chronique du livre tenue par Jules Brivois (3) dans la revue Le Livre, année 1886, bibliographie rétrospective, p. 123-124.


Pour évocation conforme,

Bertrand


(1) La vente de la bibliothèque de M. E. Collin a eu lieu à l’hôtel Drouot du 8 au 13 février 1886 (Ch. Porquet expert). Cette bibliothèque pratiquement uniquement composée d’éditions romantiques en belle condition a fait sensation à l’époque. Le produit de la vente s’est élevé à 66.000 francs.


(2) La vente M. C. Dugoujon s’est tenue à l’hôtel Drouot les 22, 23 et 24 février 1886 (Ch. Porquet expert). Cette vente a produit 55.000 francs. On y trouvait une trentaine de Cazin en maroquin rouge, des livres sur la mode, etc.


(3) Jules Brivois est l’auteur de la Bibliographies des ouvrages illustrés du XIXe siècle. P., Rouquette, 1883. Il était membre des Amis des Livres (société de bibliophiles bien connue dont le Président était Eugène Paillet et le vice-Président Henri Béraldi en 1898). Les commentaires de M. Brivois, même après cent ans passés, sont toujours appréciables et surtout très agréables à lire pour leur franchise, leur ton parfois osé. Dans son aparté, je trouve M. Brivois cependant un peu sévère avec la reliure romantique, on sait aujourd’hui avec le recul qu’il a existé des maîtres dans cet art, notamment Laurent-Antoine Bauzonnet (1795-1882) dans la première partie de sa carrière. On notera également Etienne Gaudard (1792-1878), dont les reliures sont plus rares il est vrai. Ils ont été formés tous les deux à Dole avant de partir faire fortune, le premier à Dijon, rue du Griffon, puis rue Portel, de 1815 à 1845, le second à Paris, de 1820 à 1851. Laurent-Antoine Bauzonnet, notamment, s’est imposé comme « maître des filets », décoration dont il excellait à varier les formes et la disposition. Mais dans ce mouvement romantique il y eut également les Purgold, Thouvenin, Boutigny, Ginain et autres Simier, relieurs tous émérites que M. Brivois semble ne pas considérer justement. Nous reviendrons bientôt sur ces relieurs de la période romantique. Lien vers le site Trésors de relieurs à la médiathèque de Dole. Voir ici les reliures de Gaudard.


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