samedi 24 janvier 2009

Sur la publication clandestine de la satire douzième sur l'Equivoque de Nicolas Boileau-Despréaux (1711)



Première page de la Satire XII sur l'Equivoque publiée clandestinement par le libraire Billiot en 1711 ? Cette satire était alors frappée d'interdiction par Louis XIV. Ce serait la première impression de la Satire XII, au format in-4.


Chers amis,
voici un petit billet qu'il me tardait de vous présenter, pour aiguiser votre intérêt, une fois de plus, pour l'histoire des arcanes des publications anciennes. J'y pensais déjà depuis un moment, depuis en fait le moment où j'ai eu la chance de moi-même faire cette petite découverte, dont j'ignorais tout.

Nicolas Boileau-Despréaux meurt dans sa soixante-quinzième année à Paris le 13 mars 1711 au terme d'une vie consacrée à la littérature et plus particulièrement à la poésie. Libéré des contraintes matérielles par l'héritage qu'il fait de son père, il peut, dès 1657 (il a 20 ans), écrire. Lié très jeune aux plus grands littérateurs de son temps, par l'entremise de son frère Gilles Boileau, il investit les cercles mondains et distingués pour y faire ses premières armes de poète.

C'est d'abord dans le genre de la satire qu'il s'illustre dès 1657. Ses satires I à VII seront finalement publiées ensemble dès 1666. Ses attaques contre les auteurs sont virulentes surtout tellement bien tournées qu'il gagne rapidement la notoriété. Les satires VIII et IX seront publiées en 1668. Il y gagne succès et de très nombreuses inimitiés. Boileau admire Molière, il est à ses côtés dans la querelle de L’École des femmes. Ses rapports avec La Fontaine sont des plus éloignés. Il s'éloigne alors brusquement du genre de la satire (pour 25 ans) et se tourne vers le genre de l'épître ; les épîtres morales plus précisément. (il publiera XII épîtres jusqu'en 1695).

En 1694, Boileau revient à la satire, toujours misogyne, c’est aux femmes qu’il s’en prend. Il profite surtout des prétextes que lui offre son sujet pour se moquer des Modernes et des Casuistes. C’est contre la casuistique qu’il mène son dernier combat. Il écrit sa dernière épître et ses deux dernières satires. Elles valent par la chaleur de la conviction et par le courage dont elles témoignent. Seules purent paraître, l’épître XII et la satire XI.

Mais venons-en à l'objet du délit.

Pendant sept ans, Boileau s’épuise en démarches pour obtenir le droit de publier la satire XII, la plus importante, celle où il s’en prend à l’Équivoque. Le 3 janvier 1711, Louis XIV lui-même, sur le conseil de son confesseur le Père Le Tellier, interdit qu’elle soit imprimée.

Qu'est-il advenu de cette satire XII ?


Il faut lire Emile Magne et sa Bibliographie générale des Oeuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, Paris, Librairie Giraud-Badin, 1929, au tome premier (sur deux) et à la page 113 :

"n°72 SATIRE DOUZIEME | sur | L'EQUIVOQUE. | S.L.N.D. [1711?] In-4° de 20 p. Titre de départ. L'unique exemplaire que nous connaissons de cette édition ne possède pas de page de titre. Il est composé de la façon suivante. P. 1. Titre de départ : DISCOURS | DE | L'AUTEUR, | pour | Servir d'Apologie à la Satire XII, sur l'Equivoque. (suivi du discours - reproduit dans Magne). P. 7-18. Titre sus-indiqué et texte de la Satire. P. 19. Epigramme aux Révérends Pères qui m'avoient attaqué dans leurs écrits. P. 20. Epigramme sur mon Epître de l'Amour de Dieu.

Voici le commentaire de M. Emile Magne :

"Cette plaquette ; nous paraît présenter toutes les caractéristiques d'une édition française et même parisienne. Elle contient le Discours véritable de Boileau et deux Epigrammes qui appartiennent aussi au satirique. Le texte de la Satire semble correct. On n'y rencontre pas les pièces tendancieuses que les éditeurs hollandais ajoutèrent à leurs impressions. Dans l'impossibilité où nous nous trouvons de préciser laquelle des nombreuses éditions de la Satire II précéda les autres, celle-ci, si l'on en rencontrait un exemplaire complet, attirerait justement la prédilection des bibliophiles. C'est pourquoi nous la plaçons en tête de ses contemporaines."

M. Magne cite l'exemplaire en question qui est conservé à la Bibliothèque du Mans, section Théologie (?), n° 3038.

Début de la Satire XII au format in-4 (Esprit Billiot, 1711 ?) 20 pages.


Que faut-il conclure de tout ceci ? Qu'il s'agit de la seule édition à pagination séparée de cette Satire XII au format in-4. Ce que n'a pas précisé M. Magne, c'est que cette pièce de 20 pages sans page de titre datée, est signée A4-B4-C2. Ce qui indiquerait une publication séparée imprimée sans titre dès l'origine. La page de titre de cette Satire XII in-4 n'existerait donc pas. E tous les cas aucun bibliographe ne l'a, à ce jour, relevée.

Si je peux me permettre de vous parler de cette impression qu'on ne rencontre guère, c'est parce que je l'ai sous les yeux au moment où j'écris ces lignes. Comment se présente-t-elle ? Elle est insérée à la fin d'un volume qui contient les Oeuvres de Nicolas Boileau-Despréaux dans l'édition de Paris donnée par Esprit Billiot en 1713, 2 parties en 1 fort volume in-4. L'exemplaire est relié en veau brun au chiffre du collège de Plessis-Sorbonne (chiffre répété au dos entre les nerfs et aux angles des plats). Cette jolie édition in-4 est par ailleurs fort appréciée pour les belles figures de Gillot pour le Lutrin qu'elle contient, ainsi que pour le joli portrait de l'auteur par Drevet.

Voici ce que disent conjointement Brunet (manuel du librairie) et Graesse (qui lui a copié dessus plus qu'à son tour...) sur cette édition :

"On ne trouve ni dans l'une ni dans l'autre (édition in-12 publiée la même année) sa satire XII sur l'équivoque."

Voici ce que Brunet ajoute :

"On croit que l'impression de celle édition avait été commencée du vivant de l'auteur, bien qu'elle n'ait été terminée que deux ans après sa mort, par les soins de Valincourt et de Renaudot. Ces deux éditeurs ont ajouté de nouvelles notes à celles de Boileau. Le libraire Esprit Billiot donna dans la même année une édition in-12 de xlviij, 558 et 508 pp. On ne trouve ni dans l'une ni dans l'autre la salire XII sur l'équivoque, pièce réunie pour la première fois aux œuvres de l'auteur dans l'édition que Brossette a fait imprimer à Genève, en 1716, en 2 vol. in-4. et en 4 vol. in-12. avec ses commentaires."

On trouve une notice dans le Bulletin de la librairie Morgand (n°948) qui indique un exemplaire de cette même édition de 1713, contenant, en manuscrit, à la fin, la Satire XII avec les autres pièces en vers qui l'accompagnent.

On lit enfin, dans l'édition plus récente des Oeuvres de Boileau par Charles-H Boudhors, 1960, p. 314 : "Ne vient-il pas à l'esprit que subrepticement, pour quelques privilégiés, Billiot a glissé dans son édition la Satire frappée d'interdiction ?" Et ce fut vraisemeblablement le cas.

Billiot n'a pas le droit de faire imprimer cette Satire XII en 1711 lors de l'achèvement de son écriture par Boileau. On peut supposer de l'éditeur a fait imprimer quelques exemplaires, sans page de titre (donc sans adresse) de la Satire XII, d'une part afin de la distribuer à quelques amis de l'auteur et lecteurs moins regardant sur l'interdiction pourtant en vigueur (Billiot risquait beaucoup en publiant sous interdiction du Roi une Satire de Boileau). L'édition in-4 publié en 1713 étant déjà commencée, il avait également sans doute en tête d'ajouter cette petite pièce de 20 pages à quelques exemplaires. Ce qu'il fit. Un libraire audacieux assurément !

Un auteur du XIXe siècle (M. Berriat Saint-Prix) est d'un autre avis quant à l'antériorité de l'une ou l'autre de ces éditions. Voici ce qu'il écrit à propos d'une mince plaquette in-12 également de 20 pages ayant pour titre : "Satire douzième de M. Boileau Despreaux sur les Equivoques"

"Voilà la seule édition du la satire XII où nous ayons vu l'indication du sujet au pluriel (les équivoques), ce qui nous fait présumer que c'est la première qu'on ait publiée de cet opuscule, les éditeurs postérieurs aux deux éditions de Paris, ayant se modeler sur leur intitulé." (Bibliothèque de Grenoble).

Voici la couverture (avec titre manuscrit à l'époque), la première page qui sert de titre et la première page d'avertissement de cette édition in-12 de 1711 (publiée sans date), que j'ai la chance de posséder également. Note : le texte imprimé s'arrête au bas de la page 18 et le dernier feuillet est blanc.






Voici encore quelques détails concernant cette édition de 1713 décidément sujet à caution et dont les bibliographes ne tarissent pas :

"Boileau venait de commencer une nouvelle édition vers la fin de 1710, mais ses ennemis ayant obtenu une défense d'y insérer la satire XII, « il aima mieux, dit Desmaiseau.x p. 282 à 285 (il y donne le récit de celle intrigue), supprimer entièrement cette édition que de la mutiler. » Quelques personnes disent aujourd'hui que l'édition de 1713 est cette même édition que Valincourt et Renaudot reprirent après la mort de Boileau (13 mars 1711). On serait autorisé à regarder ce récit comme apocryphe, si l'on réfléchit que l'avis du censeur, destiné à autoriser l'impression, n'est que du 7 nov. 1712, et quoique ce censeur soit Renaudot lui-même, il est douteux qu'il eût voulu s'exposcr sans utilité aux risques inséparables d'une imputation de faux... Admettons-en toulefois l'exactitude, cette édition ne mériterait quelque confiance que jusqu'au point où Boileau l'avait interrompue ; encore cela est-il susceptible de beaucoup de restrictions, si l'on se rappelle l'usage où il était de faire souvent ses corrections au moment du tirage, et l'on convient d'ailleurs que l'édition de 17 13 est moins correcte que celle de 1701. Mais dans la même hypothèse , quel est l'endroit de l'édition où Boileau s'arrêta ? Suivant Desmaiseaux, ce fut à la cinquième feuille, ce qui conduirait pour l'in-4, au 78e vers de la satire VI, et pour l'in-12, au 92e vers de la satire VIII .... Nous serions tentés d'assurer que Boileau ne revit les épreuves que de la première pièce (Discours au roi ), parce qu'on trouve dans la suivante une faute trop grossière pour quelle lui fût échappée, ou qu'il ne l'eût pas au moins corrigée dans un carton." (in Notes bibliographiques de M. Berriat Saint-Prix pour l'édition des Oeuvres de Boileau, tome I, 1830).

Comme on le voit, rien n'est simple en bibliographie ! Il faut rester prudent sur l'histoire des éditions, même des livres dont on a beaucoup parlé et sur lesquels a coulé beaucoup d'encre.

On pourrait sans doute encore beaucoup disserter sur Boileau et l'édition de ses Oeuvres et de ses Satires, mais arrêtons-nous ici pour aujourd'hui. J'ai acheté (incorrigible que je suis...) un autre exemplaire des Oeuvres de Boileau dans la même édition de 1713... mais point de Satire XII reliée à la fin...

Combien d'exemplaires sont encore en circulation aujourd'hui de cette mince plaquette témoin de l'histoire littéraire agitée du grand siècle sous la coupe d'un monarque absolu qui disait simplement à ses auteurs "oui"... ou "non"... ?? (il semblerait que la médiathèque d'Orléans possède un exemplaire (mal décris) de cette pièce rare en 20 pages in-4 ?? à vérifier...)

En un mot... découvrez Boileau ! J'adore ce flanqueur et ciseleur de vers, mordant, pointu, trouvant toujours le bon mot pour la bonne occasion. Si j'osais, je dirais que Boileau est un peu pour moi mon Michel Audiard du XVIIe siècle... (je sais la comparaison n'est pas universitairement acceptable... mais si vous saviez ce que je m'en...)

Terminons donc sur quatre vers du poète :

"De tous les animaux qui s'élèvent dans l'air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme.”
Boileau, Satire VIII


En espérant que vous avez pris plaisir à cette promenade bouquinière,
Bertrand

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